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Nous du Collège - N 294 - Février 2021 4 août 2020 43
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À chaque fois que je suis appelé à témoigner au
sujet de mon ami et collègue Jean-Marc Bonfils,
qui nous a quittés lors de l’explosion du 4 août
2020, je me retrouve toujours et sans exception en
train de m’adresser à lui en personne. N’est-ce pas
l’expression d’un souhait tenace et absolu visant à
refuser l’horrible fatalité en tentant de l’exorciser,
de la neutraliser et de l’oublier.
Oui, Jean-Marc, aujourd’hui aussi, je tiens à te parler,
sans fioritures ni artifices, comme nous le faisions
si souvent, dans un passé si proche au gré de nos
pérégrinations dans notre vie professionnelle, et
aussi dans les arcanes des projets, dans les galeries,
dans les classes et au sein des ateliers de l’ALBA.
Depuis un certain temps, la situation est telle que je
ne trouve plus les mots pour la décrire. Le jour de langue et le vocabulaire, souvent malmenés à
ton départ prématuré, je t’avais rapporté que ton cause de l’ignorance par la masse des règles et
architecture devenue subitement orpheline était en des codes d’origine. Tu associais cela à un véritable
deuil. effondrement de la pensée. À l’occasion, tu revenais
toujours sur nos premières années d’études au
Assassiné par la médiocratie dirigeante, par la collège jésuite de Beyrouth, où tu pensais avoir
corruption, les gabegies, la négligence, l’ignorance, acquis les premiers fondements de ton esprit
l’arrogance, l’irresponsabilité, le manque de universel ainsi que ton penchant pour le verbe bien
professionnalisme et l’inexistence de l’État de droit manié, pour les belles lettres et pour la rhétorique.
que tu as toujours stigmatisés et condamnés, tu as
été malmené et tué tout comme l’immeuble East C’est là aussi, à quelques pas de ce petit collège,
Village pour lequel tu avais reçu plusieurs prix et que l’enfant terrible que tu étais cherchait le moindre
distinctions. Cette œuvre est aujourd’hui dans un alibi pour sécher un cours, tu préférais aller passer
délabrement total, tout comme ta maison, ton ce temps précieux au cabinet d’architecture de ton
quartier et ta ville que tu avais sans cesse chéris et père Maurice, situé sur la rue de Damas. C’est là
savourés dans ton cœur et dans ta tête jusqu’à la que tu as découvert tes premiers penchants pour
fin, jusqu’à la mort. la profession et ta sensibilité naissante pour les
architectures du Finlandais Alvar Aalto, que tu as
Homme de ton temps et architecte de ton temps. continué à visiter et à revisiter en profondeur tout
Grâce à ton talent, tu as porté très haut les au long de ta pratique professionnelle.
expressions de notre profession que tu as pratiquée
avec audace, passion et patience tout comme une Jamais je n’oublierai le dernier semestre avant la
vraie profession de foi, une sorte de don de soi tragédie, lorsque nous avons enseigné en tandem et
total au service d’un but, d’un idéal. Ton ouverture à distance à cause de la pandémie. Aussi, resteront
sans limites et ton sens pointu de la recherche et dans ma mémoire ces moments inoubliables que
de l’investigation ont fait de toi un enseignant nous avons passés ensemble, défrichant dans
et un professionnel exceptionnel, bouillonnant, l’histoire professionnelle les actes et les œuvres
visionnaire et ambitieux connu pour son intense de ton père, Maurice Bonfils l’architecte, le peintre
activité, ses réflexions ciblées, sa dégaine rapide et et le penseur qui avait appartenu à la génération
pour ses idées fulgurantes. des pionniers qui avaient cru et soutenu avec
engagement les idéaux de la modernité, qui avait
Humaniste éclairé et enfant des lumières, que été si bien domestiquée et digérée par le Liban des
de fois durant nos longs échanges as-tu déploré années précédant la guerre de 1975. Lors de nos
la perte de poids que subissent actuellement la réunions, tu apparaissais comme un écorché vif qui

