Fadel Sidarouss sj
UNE DEVISE IGNATIENNE BIEN CONNUE
Qui d'entre nous ne connaît la célèbre devise des Jésuites AMDG: Ad Majorem Dei Gloriam, Pour la plus grande de Dieu, Li-Majd Allah al-A'zam? Il ne s'agit pas là seulement de la Gloire de Dieu, mais aussi et surtout de ce trait caractéristique de la spiritualité ignatienne, à savoir le Màs en espagnol, le Magis en latin, le Davantage en français, Al-Mazîd en arabe. Et la formule du Principe et Fondement qui commence les Exercices Spirituels de Saint Ignace, s'achève sur un point d'orgue par cette phrase centrée précisément sur le Magis: ". désirant et choisissant . ce qui nous conduit davantage à la fin pour laquelle nous sommes créés" (PF, N° 23).
En commençant par le plus bas de l'échelle, c'est-à-dire par notre expérience de tous les jours, tâchons de percevoir la dimension anthropologique de ce que représente le Magis. Cela nous amènera à en découvrir progressivement le sens profond dans une vie humaine et particulièrement pour l'Homme ignatien.
LE MAGIS IGNATIEN, DYNAMISME DE LA VIE HUMAINE
Toute personne humaine est habitée par une force intérieure le poussant à vouloir toujours 'davantage', à se dépasser constamment, vers ce qui est 'plus', 'meilleur', 'de plus grand prix'. En nous référant à notre existence quotidienne, nous expérimentons tous notre soif d'argent, celle d'avoir toujours plus, toujours davantage: le million engendre un autre million; nous expérimentons aussi notre désir d'une réussite toujours plus grande au niveau familial, social, professionnel, politique. Cette soif, ce désir, cette tendance caractérisent l'être humain, qualitativement différent de l'animal dont l'instinct est constamment répétitif, immuable à travers les siècles, s'assouvissant dans l'instant présent mais n'évoluant jamais.
Nous sommes-nous demandé un jour à quoi sont dus cette tendance, ce désir, cette soif, ce dépassement continuel? Précisément à un profond dynamisme humain qui habite l'homme. Ignace est parti, comme nous, de l'expérience terre à terre et a transformé une tendance d'ordre quantitatif -toujours plus- à l'ordre qualitatif -toujours davantage-; il l'a, pour ainsi dire, socialisée, humanisée, spiritualisée: dans la célèbre devise jésuite, nous ne visons pas seulement de glorifier Dieu, mais de le glorifier 'toujours davantage'; nous ne visons pas seulement de servir nos frères les Hommes, mais de les servir 'toujours davantage'. Finalement, les choix véritables de l'Homme ignatien ne se situent pas au niveau du choix entre le bien et le mal, mais entre le bien et le mieux; en ce sens, la phrase populaire: "le mieux est l'ennemi du bien", est très peu ignatienne, car c'est dans le 'mieux', dans le 'davantage' (al-mazîd) que résident la caractéristique ignatienne, la marque ignatienne, la griffe ignatienne pourrions-nous dire. Poussons davantage notre analyse en trois temps:
1- Le Magis ignatien, ou le dynamisme de la croissance et du renouvellement
Notre vie naturelle et biologique, sociale et relationnelle, temporelle et spirituelle se caractérise par la croissance; là où il y a la vie, il y a la croissance; là où il n'y a pas de croissance, il y a la mort. La première parole que Dieu a adressée à l'Homme n'est-elle pas précisément: "Croissez et multipliez-vous"? La vie est synonyme de croissance.
La croissance engendre le changement, la transformation, l'évolution, le renouvellement, la 'transfiguration' nous dit la théologie orientale à partir de la scène évangélique bien connue. Toute personne, en effet, est capable de se remettre en question, de faire de nouveaux choix, d'entreprendre de nouveaux projets, d'ouvrir de nouveaux horizons, et cela indéfiniment et sans limite, car c'est le dynamisme de la vie qui la pousse à se dépasser ainsi, ne se contentant pas du déjà vu, du déjà fait, du déjà vécu, n'acceptant ni l'habitude, ni la morne répétition, ni la routine. Le livre de l'Apocalypse, qui clôt toute la Bible, a cette parole remarquable: "Voici que je fais toutes choses nouvelles". Dieu lui-même, en effet, fait du nouveau, renouvelle l'homme, crée sans cesse sa création, il invente constamment du nouveau; nous sommes ainsi loin de l'idée grecque, et certainement pas chrétienne, d'un Dieu immuable, impassible, égal à lui-même. Ainsi, l'Homme, image de Dieu, est-il appelé à être à la ressemblance de Dieu, c'est-à-dire à "se renouveler jour après jour", comme le dit Saint Paul, en parlant de "l'Homme intérieur".
Croissance et renouvellement sont deux attributs de l'élan vital humain, de la liberté humaine, de l'amour humain et, pour Ignace, de la relation de l'Homme à Dieu, à son frère l'Homme et à la Création toute entière. L'Homme ignatien croît et se renouvelle sans arrêt. Mystère de croissance et de renouvellement!
2- Le Magis ignatien, ou le dynamisme de l'effort et du défi
Nous nous sommes envolés vers des horizons vastes et infinis; c'est précisément le propre du Magis. Néanmoins, cette envolée appelle l'effort et le défi dans le concret de nos vies humaines, la persévérance et l'endurance dans les difficultés de nos existences humaines, la résistance et la lutte contre le mal dans nos sociétés humaines. Dans le cour de l'Homme est profondément inscrit cet esprit dynamique; le cour de l'Homme est intérieurement habité par cet esprit dynamique. Le Magis ne fait de place aux demies mesures, au maalech, aux compromis; il est fait pour aller jusqu'au bout, pour résister aux causes injustes et pour défendre les causes justes. Le Magis ne s'adresse pas aux gens médiocres, faibles, timorés; il est destiné aux gens excellents, forts, courageux.
Mais attention, ne tombons pas dans l'orgueil de l'élitisme ou du volontarisme. Non, c'est finalement l'exemple même de Jésus qui est la source de notre courage, de notre force et de notre excellence, lui qui a supporté toutes les contrariétés, les incompréhensions, les souffrances occasionnées par la vie relationnelle et sociale, politique et religieuse. L'Homme ignatien puise en Jésus-Christ ce dynamisme face aux difficultés inhérentes à toute vie humaine, conjugale ou professionnelle, privée ou publique, ayant à affronter, de manière adulte, raisonnable et ferme, le mal personnifié aussi bien dans l'intimité du coeur de toute personne humaine, que dans les structures de la société, dans "les structures de péché", selon l'expression de Jean-Paul II.
3- Le Magis ignatien, ou le dynamisme de l'infini
Le dynamisme de la vie, inscrit dans le Magis, ne s'arrête pas à la lutte contre le mal, le péché et la souffrance; il permet une seconde envolée, en faisant tendre constamment l'Homme ignatien vers ce qui est illimité, absolu. Cette tendance vers l'infini habite le cour de l'Homme. Mais souvent celui-ci se met en quête de faux absolus qui lui donnent la fausse impression d'avoir atteint l'infini: l'avoir, le valoir, le pouvoir, le sexe et j'en passe!... Or, le seul et véritable absolu qui puisse emplir le cour de l'Homme et accomplir son désir le plus profond est Dieu; c'est le message essentiel du Principe et Fondement. Déjà Augustin, au V è siècle, exprimait cette tendance radicale inscrite au plus profond de l'être humain, en s'écriant: "Tu nous as faits pour Toi, Seigneur, et notre cour ne connaîtra de repos qu'en Toi". Pour Ignace, cette radicalité de Dieu dans la vie de la personne humaine s'exprime dans "l'amour et le service de sa divine Majesté, en toutes choses": c'est la fin des Exercices Spirituels (N° 233) faisant écho au début: "L'homme est créé pour . servir Dieu" (N° 23). L'amour pour Dieu s'exprime et s'incarne donc dans le service de l'Homme. C'est pourquoi Ignace lie toujours le Magis pour glorifier Dieu au Magis pour servir l'homme: aimer Dieu d'un plus grand amour en servant l'homme d'un plus grand service; ce sont les deux faces indissociables d'une même dynamique du Magis qui anime l'Homme ignatien. La tendance de l'Homme ignatien vers l'infini qu'est la gloire de Dieu est inséparablement tendance vers l'infini qu'est le service de l'Homme.
EN GUISE DE CONCLUSION
Je conclus en faisant un petit exercice de traduction. Je commençais en évoquant la devise des Jésuites: Ad Majorem Dei Gloriam, communément traduite par: Pour la plus grande Gloire de Dieu. En fait le 'majorem' latin ne devrait pas se traduire en français par 'la plus grande' gloire de Dieu, mais bien par "une gloire toujours plus grande de Dieu" et en arabe par "li tamjîd Allah tamjîdan a'zam". Une "gloire toujours plus grande", c'est le désir, la conviction et la détermination de glorifier Dieu qui ne s'arrêtent jamais, qui se poursuivent toujours dans la vie, dans un dynamisme sans cesse renouvelé dans les plus petits et les plus grands actes, sentiments et pensées de la vie humaine: "en toutes choses", comme aime à le dire Ignace. Finalement: glorifier Dieu toujours davantage, dans tout ce qui constitue notre vie humaine, l'infiniment grand et l'infiniment petit, le totalement caché et le totalement manifesté, le plus individuel et le plus social ou politique. "Chercher et trouver Dieu en toutes choses et toutes choses en Dieu" est un refrain ignatien; il est un style de vie, bien plus, une manière de procéder, un mode d'être qui sont caractéristiques de tout Homme ignatien animé par la dynamique du Magis.
Dans notre vie humaine faite d'instants qui se ressemblent, d'événements qui se répètent, de clichés qui s'amoncèlent, de morosité qui envahit nos personnes et nos sociétés, le Magis ignatien est là pour nous rappeler, par son étonnant dynamisme, que la vie est au-delà d'elle-même, qu'elle se surpasse toujours, qu'elle nous ouvre indéfiniment vers de nouveaux horizons.
Jamhour, mars 2004