Henri de Lagrevol, s.j. (1902- 1980)
Témoignage de Roland Tomb

 

Vous souvenez-vous du lièvre et de la tortue ? Sûrement pas aussi bien que moi, sûrement pas aussi bien que nous autres privilégiés qui avons été les élèves de " Lagro " en Seconde. Il y a, comme tout le monde ne le sait pas, deux catégories distinctes d'anciens du Collège : ceux qui sont passés chez Lagro et … tous les autres. Passage initiatique sans doute, c'était aussi la plus renversante, la plus bouleversante des épreuves jamhouriennes. C'était l'accès assuré à " la quatrième dimension ", à l'éclatement des hiérarchies de valeurs, à l'émotion brute qui surgissait d'un vers de Racine, de du Bellay ou du grand Fabuliste. J'en reviens à l'infâme tortue, à cette besogneuse stupide, bûcheuse emblématique des gagne-petit qui a osé un jour se mesurer au lièvre génial et sympathique qui, lui, " broute, se repose et s'amuse à toute autre chose ". Tel était l'enseignement de Lagro, et son exigence absolue : toujours préférer le lièvre à la tortue, le génie au mérite, le grand cœur à l'éthique étriquée (celle des " pintades d'Achrafié "), les bons vivants aux grincheux et, partout traquer les " cuistres " et les prétentieux. Impitoyable pour les " imbéciles ", il apprenait aux potaches de 15 ans à rigoler des tirades hugoliennes, à débusquer le grotesque et le grandiloquent, à tordre le cou aux idées reçues.

Avec émotion, je me souviens de son jubilé (cinquante ans de vie religieuse), le 15 mai 1974 et de la grande fête organisée en son honneur avec la complicité du père Mayet. La face cachée de la lune nous est apparue ce jour-là avec les larmes de Lagro durant la messe (on ne lui connaissait que des colères fulminantes -qui étaient sans doute feintes) et les mots affectueux de cet homme qui ne se livrait jamais et ne s'attardait nulle part. Cette fête avait valu à toutes les Secondes un jour de congé officiel et à moi, un petit carton, glissé en catimini dans mon pupitre : " Merci de ce que vous avez fait pour mon tricentenaire ".

Plus d'émotion encore, quelques années plus tard pour l'ancien que j'étais devenu et qui venait au Collège comme en pèlerinage. Lagro, plus accueillant que jamais, terminait abruptement : " Mon grand, je ne vous verrai plus la prochaine fois. Je sais que je vais bientôt mourir " et s'en allait, sur la pointe des pieds, me laissant désemparé.

Les souvenirs drôles sont légion, comme celui de Lagro-Orgon caché sous sa table en plein cours et transformant pour les besoins du Tartuffe la salle de cours en salle de théâtre. " L'art transforme la vie ", martelait-il sans cesse, et lui-même transfigurait, avec sa verve truculente, l'anthologie qu'il aimait nous lire et enchantait, au sens premier, nos mornes journées scolaires.

Vingt ans déjà qu'il est parti. Après avoir donné vingt ans la Seconde à Jamhour. J'entends pourtant sa voix qui résonne dans les couloirs du Collège. Je le revois encore dans un vieux Nous jauni caresser un âne avec tendresse. Sacré Lagro qui riait de tout et d'abord de lui-même et qui, malgré sa pudeur et sa réserve aristocratiques (qui d'entre nous savait qu'il était marquis et de très vieille noblesse ?), a su ravir le cœur des enfants blasés de la bourgeoisie et leur inculquer, pour la vie, la faculté d'émerveillement !

Roland Tomb
Promo 1976

Collège Notre-Dame de Jamhour, LIBAN
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