Témoignage de Mona Abi Rached

C'était le premier lundi de l'une de ces années universitaires 60 à l'Université Libanaise. Nous entrions en propédeutique prévenus des habitudes du "professeur universitaire" à l'arrivée et au départ chronométrés. Nous avions lu ce jour-là sur notre agenda 2h à 4h pm : littérature. Groupés, à midi devant la grande entrée, nous vîmes, une serviette à la main, un père jésuite, en soutane crème, avancer à grands pas le long de l'allée, gravir les marches de l'entrée et disparaître dans l'escalier du premier étage. Quelques minutes plus tard, une musique classique nous parvint des fenêtres ouvertes. Nous montâmes en hâte et nous vîmes les battants de la porte déjà grands ouverts : c'est ainsi que nous fîmes connaissances avec le père Pérouse.

Tous les lundis, il en était de même. Nous l'attendions dans la classe ; arrivé deux bonnes heures avant le début de son cours, le père Pérouse choisissait le thème musical en fonction du cours qu'il avait préparé, en dressait le plan au tableau nous laissant le temps de nous interroger, d'émettre nos hypothèses ou même de l'interroger. Cette lente élaboration des idées se faisait dans le silence, sous nos yeux. Tout en écoutant évoluer le mouvement musical, nous suivions des yeux l'organisation rigoureuse d'un plan, avant de débattre en liberté, une fois le cours commencé, du développement. Souvent nous l'entendions dire : "Résistez à l'impression d'avoir compris dès le premier coup". Entre musique, littérature, histoire, nous l'écoutions passer de Wagner à Musset, à Racine, faire des correspondances, comparer ou opposer, nous invitant à réfléchir librement, à approfondir, à nuancer, mettant en pratique l'adage : "La plus grande liberté naît de la plus grande rigueur".

C'était là l'intellectuel qui - on se demandait pourquoi - s'était toujours arrêté aux portes de la création. C'est que, on le comprend maintenant, aux pas du Maître, il s'était investi dans l'humain, ses disciples étant une œuvre vivante qui assureront génération après génération la relève. C'était là son style, un style en rapport direct avec l'homme et non avec les pages d'un livre. Vous êtes appelés, nous disait-il, à traiter, non avec de la paperasse, assis derrière le plus luxueux des bureaux, mais avec l'humain que vous façonnez et qui vous transforme continuellement.

Sans toutefois prétendre tout dire, cet humanisme profond reste ce qui nous a le plus marqué. Quant à ce qui marque le père Pérouse, je me garderai bien de le définir dans la crainte de l'entendre répéter : "Résistez à l'impression d'avoir épuisé votre sujet".


Mona Abi Rached

Collège Notre-Dame de Jamhour, LIBAN
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