Le Père Gabriel Codina s.j., est délégué
par le P.Peter-Hans Kolvenbach, Supérieur Général,
pour tout ce qui concerne les institutions d'enseignement de la
Compagnie de Jésus au niveau international. Il a répondu,
fin 98, aux questions du journaliste de l'hebdomadaire catalan la
Vanguardia. Nous vous faisons bénéficier ici de la
traduction de cette interview par le P. Pierre Salembier, s.j.
Cette année combien d'élèves suivent les cours dans un établissement scolaire jésuite ?
Deux millions d'élèves dans 68 pays du monde.
Alors vous êtes une multinationale de l'enseignement !
Le terme multinationale ne me plaît pas. Car il se réfère au marché. L'enseignement n'est pas une marchandise mais un service.
Que visent les jésuites et les laïcs avec lesquels ils sont associés par ce service ?
A l'excellence académique mais associée à l'excellence humaine. Nous désirons former des élèves "humains" pas nécessairement des génies.
Qu'est-ce qu'un être humain selon vous ?
Une personne accomplie, c'est à notre avis une personne tout à la fois compétente, capable de réflexion et de compassion, solidaire et engagée. C'est un tel type d'homme et de femme que nous espérons former.
Fidel Castro est un ancien élève des jésuites ?
Fidel Castro a été dans notre collège de La havane. Notre formation oriente des jeunes mais ensuite chacun suit son chemin. Nous sommes dans la même situation que des parents à l'égard de leurs enfants. Heureusement, nous ne sommes pas responsables de ce que font tous nos anciens élèves.
Pouvez-vous nommer d'autres anciens élèves célèbres ?
Au XXème siècle: De Gaulle, Saint-Exupéry, Hitchcock, Joyce, Pierre de Coubertin... Dans les siècles passés: Descartes, Molière, Voltaire, Cervantès, et même le marquis de Sade. Vous voyez bien que chacun suit son chemin.
Comment réagissez-vous quand vous entendez de vos anciens élèves critiquer vos collèges ?
Cela fait partie du risque de l'éducation que nous donnons. Nous développons l'esprit critique. On peut seulement espérer que l'usage de cet esprit critique soit juste et approprié.
Et lorsque vos anciens élèves disent : "Je ne mettrai jamais mes enfants dans un collège jésuite" ?
Cela me fait mal mais ça me fait réfléchir. Il faut entendre et savoir sur quoi porte leur critique.
A l'inverse, est-ce que votre plus grande satisfaction n'est pas d'entendre : "J'enverrai mes enfants dans un établissement jésuite" ?
Cela dépend. S'il s'agit d'une personne simplement satisfaite parce que son éducation lui a assuré une bonne place dans la société, je ne m'en vanterai pas. S'il a un esprit de service, alors j'en suis heureux. Toute louange ne nous honore pas plus que toute critique n'est une honte.
Pouvez-vous citer une critique qui vous honore ?
J'ai été 30 ans en Bolivie. ? partir des années 70 nous emmenions nos élèves dans des hôpitaux et des quartiers pauvres de Bolivie. Les militaires disaient alors : "Nous ne mettrons pas nos enfants chez les jésuites parce qu'ils en feront des communistes ". Nous en étions plutôt honorés.
Pourtant l'éducation jésuite a la réputation d'être élitiste?
Elle l'était peut-être il y a une cinquantaine d'année mais le prédécesseur de notre Supérieur Général, le Père Pedro Arrupe, exprimait la finalité de nos collèges en affirmant qu'ils devaient former "des hommes et des femmes pour les autres", des hommes et des femmes qui "se mouillent" dans les problèmes sociaux de leur temps. Aujourd'hui nous voulons éduquer à la justice comprise à la lumière de la foi.
Quelle matière privilégiez-vous dans vos collèges ?
Plutôt qu'une matière, il s'agit plutôt de la dimension éthique qui sous-tend l'étude de toutes les disciplines; la prise en compte de la dimension sociale des problèmes et l'engagement pour les résoudre dans cette perspective.
Est-ce à dire qu'il y aurait une éthique des mathématiques ?
Bien sûr. Il n'y a pas de science éthiquement neutre. Toute science doit être mise au service de l'être humain "science sans conscience n'est que ruine de l'âme" disait déjà Rabelais. Les bombes, les pesticides, la pollution...tout cela a un rapport aux mathématiques, aux sciences, aux techniques.
Oui mais la réalité économique impose une concurrence impitoyable, le profit maximum. Est-ce que vos élèves ne vont pas être perçus comme de doux rêveurs?
Notre formation entre en contradiction avec les seuls critères de la Banque Mondiale. Nous ne sommes pas pour autant des utopistes car ce n'est pas à la Banque Mondiale que nous laisserons notre monde.
Pourtant n'est-ce pas déjà le cas ?
Non ! Grâce à Dieu le destin du monde demeure entre les mains d'hommes capables de décisions libres. Il existe heureusement dans le monde des personnes qui agissent selon des critères de droiture, de justice et de solidarité.
"Jésuite " ce terme est parfois utilisé comme une insulte.
Je le sais: cela remonte à la fin du 18ème siècle. Jésuite était alors synonyme d'intriguant. On nous a accusés de tout, y compris de régicide au moment de l'attentat contre Louis XV en France. Les souverains Bourbons sont même parvenus à obtenir du pape Clément XIV la suppression des jésuites en 1773. Il n'y avait plus alors que la tsarine de Russie, la Grande Catherine pour accueillir et protéger les jésuites.
Aujourd'hui où la Compagnie a-t-elle le plus de poids dans le domaine de l'éducation ?
Aux Etats-Unis où les jésuites sont engagés dans 28 universités et 46 collèges. Pour l'Europe, c'est en Espagne avec une quarantaine de collèges d'enseignement général et 25 écoles techniques et professionnelles. Mais l'Inde va bientôt nous dépasser. En Asie la Compagnie de Jésus vit un temps de grand développement.
Vous y convertissez vos élèves musulmans ou hindous?
Non chacun a sa religion. Nous donnons une formation à des valeurs, nous ne catéchisons pas. Il faut respecter la diversité.
Entretien tiré du Hors-Série
de la lettre du CEP n°3, mars 1999
Paru dans le Nous du Collège n°251,