Page 87 - Nous 295
P. 87
Nous du Collège - N 295 - Juillet 2021 Terminale 1 87
o
Le bus de la vie
Clawdia Zmokhol Te1
anvier 2021. Un bus bleu sillonne les rues de Tant de jeunes partent, elle voudrait y rester, y
JBeyrouth. Il est vide. Fantomatique. Triste. Il a grandir, y ajouter sa pierre à l’édifice.
l’air d’aller nulle part. Mais… en regardant bien, on Dans ce même bus, je voyais aussi des hommes :
trouve qu’il est plein. Plein de nous, de nos rêves, de certains en costume cravate, d’autres en jeans
nos ambitions, de nos idées. Le silence à l’intérieur casquette, se battant tous pour gagner leur vie,
hurle à l’unisson : « Nous sommes là ! » pour aider, pour aimer... Je voyais des hommes en
Nous, les acteurs d’une crise avortée, d’une explosion uniformes assurant la sécurité pour maintenir l’ordre
qui a fauché des vies, d’une pandémie qui n’en finit et faire respecter les lois. Je voyais aussi des blouses
pas de sévir. blanches et me disais quelle chance ils ont de sauver
Il y a 13 ans, on prenait pour la première fois ce des vies ou même de donner la vie. Oui, je serai
même bus bleu, un nœud à l’estomac, en route vers médecin un jour. Cette certitude venait avec un brin
un monde encore nouveau pour nous… d’angoisse, mais je pensais alors à la destination de
Je n’aurais jamais imaginé que notre vie allait ce bus : JAMHOUR, une institution qui apprend le
ressembler à ce bus bleu, ce bus qui deviendra, au courage de dire et de faire. Oui, je serai médecin un
fil du temps, le bus de notre vie… Ce bus qui a pris jour.
le même chemin pendant 13 ans dans une routine Mon regard s’arrêtait sur le conducteur de ce bus.
qui n’avait rien de routinier. Homme d’un certain âge. J’apprenais aussi de lui
J’ai longtemps regardé par la fenêtre, rêvant, des leçons de patience, d’endurance, et de mérite,
somnolant, observant des immeubles se construire lui qui rêvait d’assurer sécurité et stabilité à sa propre
en temps de croissance, d’autres s’effondrer en famille. Bienveillant, souriant, cet homme conduisait
temps de crise. Ce bus bringuebalait dans les rues aussi vers un but, « nous », ses enfants aussi.
et les quartiers en évitant les crevasses, zigzaguant Je regardais souvent mes camarades qui, eux aussi,
entre les tas de poubelles, et, à chaque dérapage rêvassaient. On prenait tous le même bus, on faisait
ou coup de freins, je me demandais si un jour nous le même trajet. On rêvait certes de destins différents,
arriverions à reconstruire ce pays, « cette terre mille mais tous avec la même fougue et la même flamme
fois morte, mille fois revécue » (comme l’a dit Nadia qu’est notre désir de changement. Unis dans ce bus,
Tuéni). nous allions tous vers des destinations différentes,
Sur ce même chemin, je regardais des femmes au mais prenant la même direction : le succès.
volant, un téléphone dans une main, un fard à joues Mais, comment mesure-t-on le succès ?
dans l’autre, se dirigeant probablement vers leur lieu Ce ne sont ni les likes sur Facebook, ni les followers
de travail, jonglant ainsi entre vie professionnelle et sur Instagram, ni le compte en banque : le succès est
éducation des enfants. de vivre, aimer, donner et partager, avec le même
Je pensais alors à la femme libanaise que je rêvais moteur : nos valeurs, les valeurs jamhouriennes.
de devenir : une femme pilier de sa famille et qui Ce même chemin ne changeait pas, le bus changeait
réussirait en même temps sur le plan professionnel, rarement, mais nous, on changeait absolument. On
mais aussi une femme engagée au cœur des apprenait, on gagnait en expérience et en maturité.
« évolutions », qui pourra et saura nourrir ce Liban,
ce pays qui est le sien.