Le "chéhabisme", une révolution blanche

Conférence de M. Bassem El-Jisr – 2 mai 2005

 

À travers toutes les années graves que le Liban a vécues, depuis la première crise de son indépendance, "du coup d’état blanc" de 1952, en passant par l’insurrection de 1958, et la tentative du coup d’état avorté de 1962, et débouchant sur la double crise, Helf-nahj, interne et palestino libanaise, régionale, la personne de Fouad Chéhab occupa le devant de la scène politique libanaise. Commandant en chef de l’armée, puis Premier Ministre intérimaire, puis Président de la République puis parrain d’un courant école, appelé le "nahj" ou le "chéhabisme", il imprégna la vie politique libanaise pendant quinze années, plus que tout homme d’État libanais dans les années cinquante et soixante.

Aujourd’hui même, plus de trente ans après sa disparition, le style de gouvernement de Fouad Chéhab, sa vision sociale, sa conception de l’État, des institutions sont constamment cités et rappelés.

Et me voici appelé après tant d’années pour répondre, me semble-t-il a deux questions :

- que fut le "chéhabisme", exactement?

- que reste-il de cette expérience nationale et politique? Contient-elle des solutions pratiques ou des principes valables, pour bâtir un avenir libanais meilleur?

Le terme "chéhabisme", fut lancé par le grand journaliste, Georges Naccache, dans une conférence donnée au Cénacle Libanais, au début des années soixante.

Pour lui c’était un style de gouverner, une façon de concevoir le rôle et les responsabilités de l’état, mais aussi une conception de l’unité nationale axée sur le respect du Pacte National de 1943, conjugué avec la justice sociale et le développement économique. G. Naccache fût un des premiers théoriciens de l’expérience Chéhab au pouvoir. Mais il faut attendre la fin de son mandat présidentiel en 1964, et l’année 1970, qui marqua la défaite politique des chéhabistes, pour faire le bilan de cette expérience, pour pouvoir dessiner ses traits et définir son contenu et ses objectifs.

Fouad Chéhab n’était pas un révolutionnaire, mais un réformateur. Il n’était pas un doctrinaire mais un homme de principe. Militaire, général et commandant en chef de l’armée, il était cependant un démocrate authentique. Quoique descendant d’une famille princière qui a gouverné le Liban, il n’avait pas le goût du pouvoir. Pour trois fois il refusa la présidence : en 1952, en 1958 (avant qu’il ne soit forcé de l’accepter pour mettre fin à l’insurrection), et en 1964, lorsqu'il refusa le renouvellement de son mandat,  pourtant voté par la majorité absolue du parlement.

Pour comprendre le "chéhabisme", il faut connaître la personne de Fouad Chéhab. Il n'était pas un politicien à la recherche du pouvoir, mais un homme de devoir.

Il était profondément croyant et pieux, d'où son détachement des richesses et des gloires terrestres, et son souci de justice sociale.

En fait le mandat Fouad Chéhab se divise en deux parties : les deux premières années furent consacrées à refaire l'unité nationale profondément meurtrie et fêlée par l'insurrection de 1958. Sur le plan extérieur et arabe, en normalisant les relations perturbées avec la RAU. Ce fut la fameuse rencontre avec Nasser, sous une tente, sur la frontière syro-libanaise, qui se solda par un gentleman agreement historique qui contribua à ramener la paix et la stabilité  au Liban. Puis il appela à des élections sur la base d'une nouvelle loi électorale permettant une meilleure représentation  du peuple.

En 1960, Fouad Chéhab surprit le pays en présentant sa démission de la présidence.

Il considérait avoir accompli la tâche pour laquelle il a été élu: ramener la paix et la concorde au pays. Unanimement la classe politique et le peuple refusèrent cette démission et finirent par le convaincre de revenir sur sa décision.

Et c'est à partir de ce moment m'a-t-il confié plus tard qu'il décida et entreprit les réformes administratives, sociales et économiques qu'il jugeait nécessaires, non seulement pour bâtir un État moderne, mais aussi pour développer l'économie et  asseoir la justice sociale qui pour lui formaient les bases réelles de l'unité nationale libanaise.

De 1960 à 1964, se succédèrent : la loi du crédit et de la monnaie (Banque Centrale), la réforme administrative (fonction publique, inspection générale), la sécurité sociale, les conseils spécialisés (tourisme, fruits), le plan vert, etc...

Le président Chéhab respectait scrupuleusement la Constitution et il savait bien que certains milieux bourgeois conservateurs, qui profitaient outrageusement du libéralisme sauvage, refuseraient ses réformes d’autant plus qu’ils lui reprochaient son entente politique avec le "socialiste" Nasser, et ses idées sociales. Il eut recours à la procédure "décrets-lois" pour promulguer les textes de ces réformes.

C’était un des aspects du "style" chéhabiste : respecter la Constitution, la démocratie et le régime parlementaire, mais en "tirant, un peu, sur la corde du pouvoir". Il a pu le faire grâce à son prestige personnel et son ascendance sur une majorité parlementaire qui lui était acquise.

En fait, Fouad Chéhab, qui n’appartenait pas à la classe politique ne cachait pas son aversion envers les politiciens, qu’il qualifiait  de "fromagistes". Mais il était conscient du fait que les Libanais sont, confessionellement ou politiquement, attachés à certaines familles traditionnelles, et qu’il serait imprudent, voire antidémocratique de ne pas les voir présents au parlement et au gouvernement ...mais il avait plusieurs autres paramètres de gouvernement : le respect de la juste répartition des sièges ministériels entre les communautés, la représentation permanente de "la Gauche " et de "la Droite" dans presque  tous les gouvernements par Kamal Joumblat et Pierre Gemayel et l’appel à des nouvelles figures technocrates, ou éminents professionnels, à faire partie de ses gouvernements. Sur ce plan, et apparemment, Fouad Chéhab n’était pas un révolutionnaire mais en réalité il préparait une lente et profonde révolution.

Cette révolution blanche consistait à "retirer le tapis" sous les pieds de la caste politique et politicienne, en douceur et démocratiquement, et même avec leur assentiment. Et ceci, en libérant progressivement, et à moyen terme, l’administration du joug des politiciens et de leurs interventions, afin qu’elle réponde à tous besoins des citoyens sans intermédiaires ou "piston", c.à.d,   construire un État moderne qui, en association avec le secteur privé, dans le cadre d’une économie libérale planifiée, œuvre, a long terme, pour le développement économico social, intégral et équilibré, de toutes les régions

La mission Irfed avait confirmé sa vision : ce sont les écarts socio-économiques entre les communautés et régions libanaises qui ont sous-tendu ou exacerbé les conflits  politiques, et même nationaux, entre les Libanais et la vraie unité nationale ne peut être solide et sincère que si elle est basée sur l’égalité des droits et des chances, et sur une citoyenneté et non sur l’équilibre confessionnel.

Toute l’œuvre de Fouad Chéhab était régie par son souci d’accomplir cette "révolution blanche", dont il traça la voie et posa plusieurs fondements. Cependant, la vie politique ne s’arrêtait, malheureusement pas, à cette vision idéaliste du devenir libanais. Il fallait vivre et composer avec la classe politique libanaise et les événements qui secouaient la  région et le monde arabe, et leurs répercussions sur la vie et le climat politique au Liban.

Sur le plan de la politique étrangère et arabe, Fouad Chéhab, réajusta la position du Liban : son entente avec Nasser s’arrêtait à l’abstention du Liban d’adhérer aux systèmes et pactes de défense militaires occidentaux et n’allait pas jusqu’à l’alliance avec l’Union Soviétique ; et la neutralité du  Liban dans les conflits interarabes, ne signifiait pas un désengagement. Il était conscient de l’intérêt du Liban à rester ouvert à l’Occident et de faire partie du monde libre mais sans toutefois être sous l’influence d’une grande puissance occidentale ou de participer à la guerre  froide contre 1’URSS et le communisme.

Cette politique sage prévoyante, démocratique nationale et humaine, ne fit pas 1’unanimité  parmi les Libanais et n’épargna pas le Liban des séquelles des conflits arabes.

Le premier coup de boutoir qu’elle reçut, fut la scission de la RAU. Les régimes syriens anti-nassériens voyaient d’un mauvais œil l’entente Chéhab-Nasser. D’autres régimes arabes anti-nassériens aussi. Puis se fut la tentative avortée de coup d’État PPS, qui surprit tout le monde et marqua un tournant dans la conduite de la politique du Président Chéhab, ou plutôt dans ses roues de transmission. Puis ce  fut son refus de renouveler son mandat,et l’élection de Charles Hélou à la présidence , qui devait être une continuité du "chéhabisme", mais qui devint un terrain glissant, traînant les chéhabistes et le "chéhabisme", vers la fin de leur hégémonie politique.

Certes, les réformes et les réalisations administratives et sociales que le "chéhabisme" apporta, ont demeuré, mais la stratégie nationalo-sociale, en vue de bâtir un État moderne et une nouvelle conception de 1’unité nationale furent interrompus avant 1970. A partir de 1967, le conflit arabo-palestinien élut le Liban comme champs de bataille, les partis et mouvements politiques, allant de l’extrême droite chrétienne à l’extrême gauche se rencontrèrent, tout en se combattant entre eux contre les chéhabistes, et plus précisément, contre sa face militaire, ou "le second bureau''.

Malheureusement et jusqu’aujourd’hui, l’expérience Chéhab au pouvoir dont presque tout le monde a fini  par reconnaître les mérites, demeure entachée d’un "point noir"; les agissements des officiers du second bureau de l’armée et leur intervention dans la vie politique libanaise.

Objectivement, il est difficile de nier le rôle que joua le second bureau, pendant le mandat Chéhab et surtout celui de Charles Hélou, et de ne pas condamner, démocratiquement parlant, certains aspects de son intervention dans la politique, ni certains excès dans la répression des auteurs du coup d’État de 1962. Mais il me semble que ce rôle et ces agissements ont été exagérés ou gonflés par les opposants au régime Chéhab pour le discréditer et 1’ébranler.

Je vous épargne une plaidoirie en  défense du second bureau ou des services secrets ou de sécurité surtout en ce moment et me contente de quelques mises au point :

1- le second bureau contribua directement et efficacement à assurer pendant plus de dix ans la sécurité du territoire et des citoyens, et à une époque où la région était déchirée  par des guerres et des révolutions, qui avaient leurs prolongements au Liban.

2 - comparés aux agissements inhumains ou  antidémocratiques des services secrets arabes ou non arabes, ceux du second bureau libanais sont vraiment minimes.

3- c’est après la tentative du coup d’État de 1962, que le second bureau montra ses muscles, afin de protéger le régime. C’est sous le mandat du Président Hélou, qu’il exerça son intervention directe dans les affaires politiques internes.

4- quels que furent les aspects, l’intensité ou les irrégularités de l’intervention du second bureau, on ne peut que constater que,  pendant toute la période Chéhab, la Constitution et le régime démocratique étaient scrupuleusement respectés, qu’aucune loi exceptionnelle n’a été promulguée ni un état d’urgence appliqué. Même après la tentative du coup d’État, les opposants ont pu gagné les élections en 1968, et conquérir la Présidence, démocratiquement, sous les yeux du second bureau.

Cependant, il aurait été préférable que le second bureau de l’armée n’intervienne pas dans la politique et l’exercice du pouvoir, durant la période chéhabiste. Il aurait fallu peut-être que Fouad Chéhab crée un parti  politique, à l’instar du Général De Gaulle, auquel se joindraient les politiciens "nahgistes" et surtout les centaines de technocrates et de jeunes politiciens convaincus de ses idées (il en fut convaincu dans ses dernières années). Mais Fouad Chéhab était un militaire, non un politicien, un homme de devoir rompu à la réflexion et au travail en silence, non un tribun charismatique.

Il est vrai que les officiers de l’armée qu’il a construite, avaient sa confiance et lui vouaient un loyalisme intégral et se considéraient comme son parti mais il faut reconnaître, qu’aucun militaire ne fut de son temps, nommé au gouvernement,  qu’il refusa qu’un autre général de l’armée vise la présidence.

En conclusion : Fouad Chéhab, malgré  la reconnaissance tardive de son mérite et de ses réalisations, a été non compris ou injustement jugé par une partie des Libanais de son époque. Surtout par les communautés chrétiennes qui lui  reprochaient son attitude durant les événements de 1958, son accord avec Nasser et sa politique sociale en faveur des classes et régions musulmanes défavorisées ; ainsi que par les politiciens et les partis doctrinaires, nationalistes arabes, ou de gauche, à base populaire musulmane, qui voyaient en sa politique sociale de réforme et d’intégration, un obstacle à leur stratégie révolutionnaire.

Nous verrons, vers quoi, et où, 1’irrédentisme de certains leaders conservateurs ou d’extrême droite, ainsi que l’aventurisme révolutionnaire de certains partis de gauche, ont mené le Liban, après 1970? Aurait- il pu continuer sa révolution blanche s’il avait accepté de rester au pouvoir en 1964? Ou la mener à son terme, s’il avait fondé un mouvement ou un parti politique? Sa réélection qu’il a refusée en 1970, aurait-elle pu éviter la guerre, en 1975? Rien n’est moins sûr. Car les événements qui se sont succédés sur 1a région depuis 1967, et leurs répercussions et retombées au Liban, étaient irréversibles et plus forts que toutes les bonnes volontés et tous les gouvernements. Mais il n’en demeure pas moins que quarante ans après ce qu’on peut appeler la réforme, ou la révolution blanche chéhabiste,  les grandes lignes de cette œuvre, ainsi que ses institutions, demeurent valables et c’est peut-être en les continuant et en les adaptant au nouveau monde et au nouveau siècle, que le Liban recouvrera son indépendance et sa stabilité, et cimentera son unité nationale.