De l’ultime testament de Samir Kassir au crépuscule du Printemps de Beyrouth ?
Conférence de M. Michel Hajji Georgiou– 13 juin 2005
Mesdames, Messieurs,
Le néant. Le sentiment du néant inquiétant, imminent, immanent, insaisissable, incontournable. Telle est l’étendue de la plaie provoquée en moi – et je pense ne pas être le seul dans ce cas – par l’attentat abject qui a coûté la vie, le 2 juin dernier, à Samir Kassir. L’homme était une référence, au moins pour moi: sur le plan journalistique, il était un repère pour ceux qui recherchaient le courage, le défi sans cesse renouvelé, l’audace de tous les dangers, pour ceux qui étaient avides de liberté. Sur le plan académique, il portait sur ses épaules non seulement l’intelligentsia libanaise, mais une grande partie de l’avenir du monde arabe. Samir Kassir était au maximum de ses capacités intellectuelles lorsqu’on l’a abattu, comme un arbre fruitier dans une cité de bitume décolorée. Mais il n’aurait pas toléré que je parle ainsi de Beyrouth, symbole du multiculturalisme, du pluralisme identitaire qui interagissait en lui de manière permanente. Beyrouth était son seul port d’attache identitaire, le seul espace auquel il acceptait de s’identifier. C’est peut-être d’ailleurs ce qui le différenciait, lui, l’amoureux fou de l’Orient et du monde arabe, d’un monde arabe différent, de ces orientalistes, dont Lawrence d’Arabie, pour qui Beyrouth n’aura toujours été qu’un « ersatz de l’Occident ».
Sur le plan humain, il était entier. Certains le lui reprochaient, d’autres l’acceptaient comme il était. Là aussi, il refusait tout compromis, au point de paraître parfois, c’était le prix à payer, antipathique. Mais son amitié en était une, sans demi-teinte, sans demi-engagements. La perte était impossible à compenser.
Puis, il y a eu un « repeuplement » en moi, un remplissage du vide créé par la mort brutale de Samir. Mais c’était là un processus négatif, négationniste. Le vide laissait la place au dégoût, au sentiment de l’éternelle défaite de l’intellectuel et de la pensée devant la violence, à un relent de volonté de tout laisser tomber, d’enfin baisser les bras dans une démission libératrice. La campagne électorale battait son plein, l’exploitation par certains charognards du souvenir de Samir, quelques instants à peine après sa disparition, était inadmissible. C’était là enfermer un être indéfiniment libre à tous les niveaux dans un débat politicien auquel il aurait tout simplement refusé de participer, et sur lequel il aurait vomi.
Mais, comme dans tout travail de deuil traditionnel, il a fallu repenser à la personne, à ce qu’elle représentait, à ce qu’elle aurait privilégié comme action, à ce qu’elle aurait fait. J’ai repensé à Samir Kassir tel qu’il a été à mes yeux : un intellectuel engagé, un militant, dans la pleine acception du terme. Et, pour être cohérent avec l’esprit du personnage – n’est-ce pas là le plus bel hommage que l’on puisse rendre à un disparu ? Ne m’avait-il pas signé son ultime ouvrage, « Considérations sur le malheur arabe », lors du dernier Salon Lire en français et en musique, par ces mots : « À Michel, qui a l’optimisme de l’intelligence » ? Je n’avais pas le droit de le décevoir. Il m’a donc fallu réagir, par devoir, par optimisme salutaire, et continuer. Et c’est un peu pour cela que je suis là aujourd’hui à vous parler de Samir Kassir.
Mesdames, Messieurs,
La tâche qu’il me revient de remplir aujourd’hui n’est pas des plus aisées. Ce n’est pas tous les jours que l’on parle de ses repères, des personnalités qui forgent une personnalité, votre personnalité. Ainsi a été, pour moi, Samir Kassir. Un professeur rebelle, dans l’esprit de ce sentiment de révolte que j’avais moi-même, à l’état latent, déjà sur les bancs de Jamhour. À l’USJ, en bon « adversaire » du fait accompli, ce qui était synonyme, sur le terrain, de la pédagogie jésuite, Samir faisait, on peut le dire, de la résistance. L’approche du professeur-mandarin lui était exécrable. Il s’ingéniait, comme partout ailleurs, comme dans toutes les activités auxquelles il se livrait, comme dans toutes ses attitudes, et surtout comme dans sa pensée, à bousculer l’ordre établi, à tirer sur les dogmes, un peu anarchiste, mais juste ce qu’il faut, sans aboutir à ce que Émile Cioran qualifierait de la « hantise de l’essentiel », le néant négateur et stérile.
Samir Kassir s’accommodait bien, se délectait même, du caractère rebelle à partir du moment où il le percevait chez ses étudiants. C’était là sa « culture naturelle », sinon sa « nature culturelle », de gauche, de Gauche démocratique. Mais il détestait les hommages. Sa personnalité s’accommodait peu des éloges, et rejetait le sentimentalisme bon marché. Et c’est pourquoi il aurait probablement préféré que cet exposé sorte des lieux communs, des bondieuseries et tente de prendre les chemins de traverse. Il convient de noter au passage que le professeur Kassir adorait charger ses étudiants de préparer des exposés, rien que pour les inciter à lire et à faire de la recherche, même si, au final, il savait pertinemment bien que le résultat allait l’ennuyer à mourir. Aussi, facétieux comme à son habitude, il faisait semblant de dormir durant les exposés ennuyeux, ou bien de lire un ouvrage. Le soir où moi-même je devais donner un exposé sur un sujet qu’il connaissait par cœur, et qu’il jugea probablement présenté de manière peu enthousiasmante, il saisit un ouvrage sur le chanteur Leonard Cohen qui était en ma possession, et se plongea dedans allégrement.
Mesdames, Messieurs
Permettez-moi, à ce stade d’un exposé qui aurait ennuyé plus d’un Samir Kassir, de donner lecture d’un poème de Paul Fort, mis en musique par Georges Brassens en 1952, « Le Petit cheval ». Il m’a paru opportun de reprendre ce texte. Il s’agit là d’une formidable introduction, pourquoi pas politique, à Samir Kassir, à quelques détails près :
« Le petit cheval dans le mauvais temps
Qu’il avait donc du courage
C´était un petit cheval blanc
Tous derrière et lui devant
« Il n’y avait jamais de beau temps
Dans ce pauvre paysage
Il n´y avait jamais de printemps
Ni derrière ni devant
« Mais toujours il était content
Menant les gars du village
A travers la pluie noire des champs
Tous derrière et lui devant
« Sa voiture allait poursuivant
Sa belle petite queue sauvage
C´est alors qu’il était content
Tous derrière et lui devant
« Mais un jour, dans le mauvais temps
Un jour qu’il était si sage
Il est mort par un éclair blanc
Tous derrière et lui devant
« Il est mort sans voir le beau temps
Qu’il avait donc du courage
Il est mort sans voir le printemps
Ni derrière ni devant ».
Certes, Samir Kassir n’avait rien d’un « petit cheval blanc ». L’image lui aurait d’ailleurs fortement déplu. Samir Kassir était un cheval sauvage, indomptable, indompté. Sa mort même, mais ce n’est peut-être que la plus piètre des consolations pour nous, est un constat d’échec cuisant pour ses adversaires. Ils l’ont tué parce qu’il n’y avait plus d’autres moyens de le contrecarrer. Cette pensée peut paraître livresque, mais, en fin de compte, elle est vraie : il est difficile d’attenter à la liberté de penser ; celle-ci demeure, rebelle, jusqu’au bout, tant qu’elle sait trouver son chemin.
Par ailleurs, Samir, qui brandissait l’étendard de la cohérence et de la pureté dans les idées, qui était au-dedans un véritable cheval blanc, n’aurait guère toléré que cette couleur lui soit attribuée. Le blanc étant trop immaculé, trop politiquement correct, le gris du compromis intolérable et trop politiquement hypocrite, il aurait choisi le noir de l’objecteur de conscience, de l’éternel insoumis. Mieux encore, Samir Kassir aurait choisi d’être le cheval rouge de la révolution permanente, en tout temps et en tout lieu, si cela n’avait pas été un défi frontal aux règles de l’imagination, à la réalité. Le genre de défi qu’il affectionnait, voire même qu’il s’était fait un point d’honneur à relever : c’était de remettre en question la réalité, l’état de fait.
Contrairement au cheval de Brassens, qui meurt violemment sans voir le Printemps, Samir Kassir aura vu le Printemps de Beyrouth. Il l’aura même fait, façonné, orienté, préparé, aussi bien sur le plan intellectuel que sur le terrain. Samir Kassir a en effet été l’un des trop rares intellectuels à faire bourgeonner à travers ses articles et son parrainage des étudiants le Printemps de Beyrouth. Il devait d’ailleurs s’attirer le courroux de plus d’un directeur particulier des SR et ne devait trouver pour soutien, au milieu de la léthargie généralisée, qu’une poignée de confrères et ses étudiants et devenir l’un des symboles de la lutte par la pensée contre la répression sous toutes ses formes. « Aasskar aala min ? », rappelait-il. Si l’ordre sécuritaro-militaire l’avait désigné comme cible idéale, comme ennemi public numéro un, il n’en restait pas moins que « el-Aasskar ma ken aalé », qu’il défiait ironiquement le Léviathan sécuritaire au plus fort de sa force.
Je me souviens ainsi de réunions de préparations, avec lui, avec d’autres militants purs et durs, jeunes et moins jeunes. Samir Kassir avait les idées claires, le courage du résistant. Ainsi, lorsque, lors d’une réunion du comité technique de préparation de la journée mémorable du 14 mars, un journaliste un peu trop prudent entra dans la salle pour conseiller aux personnes concernées d’encourager les jeunes à lever le camp de la Place des Martyrs « parce que des armes sont en train d’être distribuées par les services de renseignements dans certains quartiers de Beyrouth et que cela pourrait être le prélude à un assaut contre les étudiants, Samir Kassir, pour qui le mouvement estudiantin et la sécurité physique des jeunes passaient au-dessus de tout, sembla sur le point de lui asséner la gifle retentissante et morale de l’intellectuel. Sa superbe devait toutefois l’empêcher de le faire. C’est par une préparation encore plus active de la manifestation du 14 mars qu’il préféra réaffirmer son engagement. Et c’est en rectifiant sans cesse le cours des choses, devant les manifestants à la Place des Martyrs, qu’il devait s’illustrer : en étant l’un des premiers à demander que tous les particularismes partisans disparaissent pour que ce printemps soit réellement une saison pour tous, en créant le foulard rouge-blanc, en proposant le « 05-Istiqlal », en menant un combat d’avant-garde, au risque d’être hué ou complètement ignoré par la foule, pour empêcher toute insulte d’être proféré contre le peuple syrien. L’homme des médias, la personnalité académique, le militant, l’intellectuel de gauche, le Libanais, l’Arabe, le moderniste, le démocrate, l’anarchiste: la symbiose se révélait parfaitement efficace pour organiser la révolution du Cèdre.
Et, quand vint enfin la journée du 14 mars, Samir Kassir travailla d’arrache-pied pour y réussir. Sans jamais perdre le nord. Sans cesser de remettre en question les acquis, de critiquer ceux qui pensaient – et pensent toujours être – au-dessus de toutes les critiques. Et ils sont nombreux, partout.
Mesdames, Messieurs,
Il m’est revenu, lorsque j’ai pensé à cette conférence, un souvenir. Samir Kassir était près de moi, derrière le podium, durant cette journée du 14 mars. Il a vu, comme moi, défiler toute la classe politique. Il l’a vue recourir aux empoignades, se disputer, se battre même pour monter sur le podium, au risque de mettre en échec toute la symbolique de l’événement qui était en cours. Il a été témoin de ces querelles politiciennes les plus minables, des querelles de m’as-tu-vu-quand-je-monte-faire-mon-discours-pour-préparer-ma-députation. Et cela au moment même où l’océan rouge-blanc envahissait le centre-ville. Le spectacle était affligeant. C’était celui d’une classe politique immature, si petite devant l’immensité de l’événement. Je ne sais pas ce qu’il en a pensé, mais je crois qu’il ne se faisait pas d’illusions. Il ne s’en était jamais d’ailleurs fait, comme le prouvera, deux semaines plus tard, ce qui reste probablement son article-testament sur le Liban : « Intifada dans l’Intifada ».
Les élections législatives ont en effet sonné le glas du Printemps de Beyrouth. Et, comme d’habitude dans l’histoire du Liban, la dynamique du 14 mars, une dynamique de changement, a été déviée de sa trajectoire, récupérée et transformée en marchandise électorale, en slogan garantissant le ticket-gagnant, en modèle même de statisme politique, de rigidité, de continuité traditionaliste. A titre d’exemple, plus d’un candidat dans une des régions du Mont-Liban, qui n’existait pas du tout sur la scène politique il y a un mois, s’est targué partout d’être l’un des artisans du 14 mars, utilisant le slogan sur ses affiches pour faire du racolage électoral.
Mieux encore, ceux qui se sont présentés comme les protagonistes du 14 mars ont trahi le véritable esprit du 14 mars (les objectifs politiques directs, comme le retrait syrien, la commission d’enquête sur l’assassinat de Hariri et le démantèlement de l’appareil sécuritaire ayant été atteints). Comment en effet peut-on continuer à parler de 14 mars, dont l’une des symbolique est fédératrice, et ce alors même que la loi électorale de l’an 2000 aboutit à des effets complètement à l’opposé des idéaux du 14 mars ? La loi de 2000, qui n’a pourtant pas semblé gêner grand monde, tant qu’il était possible de prendre le ticket gagnant pour accéder à la Chambre, a, dans les faits, abouti à l’anéantissement du pluralisme démocratique. Elle a ainsi consacré, au bout de trois journées de scrutins, un despotisme de communauté, sous la façade du 14 mars et de la réconciliation nationale. Les bulldozers électoraux communautaires, réunis dans un marché qui ressemble très peu à une véritable réconciliation nationale, ont fonctionné à merveille les deux premiers dimanches, à Beyrouth et au Liban-Sud, mais aussi au Chouf. La conséquence a été une réaction de l’inconscient collectif chrétien pas plus tard qu’hier, qui a conduit à ce plébiscite intronisant une force politique comme leader chrétienne incontestée dans le Mont-Liban face à ce despotisme communautaire.
Tout cela est bien malheureux. On est bien loin du 14 mars. Je pense en tout cas qu’on est bien loin du 14 mars que Samir Kassir aurait rêvé de voir s’étendre à tous les pays de la région. Un 14 mars différent, revu et corrigé, à travers un discours et une pratique politiques qui ne prennent plus les Libanais uniquement pour des suiveurs et des électeurs chaque quelques mois, mais pour des citoyens, qui sont bien plus matures qu’on ne le pense réellement.
Je m’arrêterai là. Lorsque Samir est mort, je me suis demandé, l’espace d’un instant, dans mon élan nihiliste, si le 14 mars n’était pas mort avec lui. Si le 14 mars n’était pas uniquement un rêve, un idéal, une idée. C’est peut-être le cas. Il y a effectivement plusieurs moyens ultra cyniques de démonter le 14 mars, comme par exemple de la réduire à une manifestation à majorité sunnito-chrétienne en réponse à la démonstration de force, quelques jours plus tôt, du Hezbollah, à la Place Riad el-Solh. Mais le travail de l’intellectuel qui est témoin de son temps est aussi de rêver un impossible rêve pour améliorer un peu plus le quotidien. C’était là une des missions de Samir. C’est là un péché passible de la peine capitale dans le monde arabe.
Je n’aborderai pas, que Samir me pardonne, dans cette intervention la dimension arabe et le combat moderniste de Samir Kassir dans la région. Il aurait écouté mon exposé incomplet avec un ennui grandissant. Je me contente juste de cette pensée, qui me hante l’esprit. Je me suis demandé si, ironiquement, le Printemps de Beyrouth que Samir voulait généraliser au monde arabe ne deviendrait pas une réalité, dans certains endroits, à travers et en raison de sa mort. L’arroseur se retrouverait aussitôt arrosé, et le crime se retournerait contre ses auteurs. Ce serait là la réalisation de son rêve le plus fou, et sa revanche la plus terrible sur l’oppression et la dictature. Celle qu’on obtient par KO, a posteriori. Samir Kassir aura ainsi fait, post-mortem, sa dernière pirouette de penseur libre.
Je vous remercie.