Dans le cadre de l'atelier "Actualité internationale", qui a lieu les lundis après-midi, de 18h à 20h, le Centre Sportif, Culturel et Social accueillait, le 15 décembre 2003, le Cheikh Mohammad Noukkari et le père Salah Abou-Jaoudé, s.j., pour aborder le thème : "Où en est l'Islam dans sa propre réforme ?".
Ci-dessous l'intervention intégrale du père Abou-Jaoudé qui a pour sujet "Gouvernement dans l'Islam".
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Deux écueils, à mon avis, doivent être évités, en ce qui concerne notre propos, écueils qu'on trouve présents dans les écrits et la pensée de plusieurs penseurs et hommes politiques. Premièrement, tomber dans un essentialisme naïf et réduire les impacts des événements historiques et l'évolution culturelle et sociale sur la façon dont les gens comprennent leur religion et son rôle dans leur vie tant privée que sociale et nationale. Deuxièmement, procéder à une généralisation simpliste en égalisant entre les différentes expériences du gouvernement dans les pays musulmans.
Pour comprendre la question objectivement donc, une analyse contextuelle - historiquement et géographiquement- s'impose. Ma contribution se limite aux pays musulmans ou à majorité musulmane dans notre région arabo-musulmane. Voici maintenant mon hypothèse : la question actuelle du gouvernement dans l'Islam dans cette région a évolué vers la fin de l'Empire ottoman et précisément en face du surgissement de l'idée de nationalisme et de l'Etat-nation en Occident au XIXe siècle. Je précise :
Le nationalisme et l'Etat-Nation
Commençons par une brève définition de la portée de l'idée de nationalisme en Occident au XIXe siècle, lorsque cette idée est devenue une force politique importante. Elle a surgi de deux sources : (1) de l'exaltation du "sentiment" et de "l'identité" (c'est le nationalisme identitaire), et (2) des exigences libérales d'une légitimité de l'Etat fondée sur le peuple (c'est le nationalisme civique). Le premier nationalisme qui s'est illustré en Allemagne reposait sur une définition plutôt ethnique de la nation. Le sentiment de l'appartenance à un seul peuple parlant une même langue, ayant une même histoire et vivant une même expérience culturelle, occupait une place centrale dans ce nationalisme. Le deuxième nationalisme "inclusif" fut illustré en France ; quiconque pratiquait la loyauté à l'Etat civique était un "citoyen".
Sans diminuer l'influence du premier nationalisme, on peut affirmer que c'est le nationalisme issu de la Révolution française qui a profondément marqué la pensée politique européenne. Et cela parce que la Révolution a rejeté l'ancien système politique (celui des royaumes) et prétendu établir un nouveau système fondé sur la priorité du pouvoir du peuple ou de la nation. La souveraineté y devenait ainsi incarnée dans le peuple ou "la nation". La pensée nationale s'y trouvait en conséquence guidée par l'affirmation croissante de l'idée de l'égalité et de la démocratie dans la vie sociale et politique. C'est dans la même perspective qu'Albert Hourani voit dans ce nationalisme le fruit des développements de l'idée que le peuple peut et doit être le maître de son propre destin. Les citoyens égaux d'un Etat ont, de ce fait, le droit d'ériger et de faire tomber les gouvernements ; ceux-ci, ont, par contre, le pouvoir d'exiger l'obéissance des communautés qu'ils gouvernent, si ce pouvoir émane des volontés de ces communautés qui l'ont élu. Cependant, cette tendance civique du nationalisme ne supprimait pas d'autres éléments qui rejoignaient, d'une manière ou d'une autre, la sentimentalité allemande. C'est ainsi que l'attitude primordiale du peuple présuppose qu'il est uni par le sentiment national qu'il possède, imaginaire ou réel, une commune expérience historique, une communauté de langue et de culture et la volonté de maintenir, construire et vivre ensemble un avenir commun. De toute façon, le nationalisme surgissant en Occident exigeait, de par sa nature même, des frontières géo-politiques.
Par ailleurs, l'idée de nationalisme, incarnée dans l'Etat-nation, s'accompagnait en Occident d'un grand changement social : la croissance de l'industrie et de la cité. Ce changement avait amené une transformation dans le système de pensée : l'élan considérable dans les domaines des sciences et le développement de la discipline de critique biblique ont influencé les croyances religieuses. La place de la religion dans la société fut l'objet d'une reconsidération. Un déplacement s'est produit, celui d'une tendance à chercher par la raison les vérités éternelles sur le monde et la société - ce qui a marqué le XVIIIe siècle-, à une tendance de considérer la société comme capable de se déterminer elle-même, qu'elle est attirée par une force innée vers un but qui n'existe pas au-delà d'elle-même, mais qui représente cependant son ultime étape. La vision du monde et de la société est ainsi devenue principalement laïque et non plus religieuse. Or, cette vision laïque exigeait une pensée nationale pour préciser à sa lumière son projet politique. Et malgré les différents aspects du phénomène nationaliste en Occident, on peut y reconnaître des valeurs communes : la laïcisation (dont l'aspect le plus radical s'est manifesté en France), la démocratie, le bien commun et l'égalité.
Face aux principes de la modernité occidentale, la pensée politique des grandes figures musulmanes de l'époque insistait sur l'idée d'une seule Umma musulmane universelle et celle d'un seul chef politique et religieux comme étant une nécessité fondamentale de cette Umma. Ils étaient soucieux de défendre l'unité du temporel et du spirituel dans l'Islam en démontrant que les raisons de la dégradation de l'Islam n'étaient pas dues à la doctrine de l'Islam, mais à d'autres raisons, celles-ci extérieures. C'est ainsi que Gamal al-Din al-Afghani et Muhammad Abdou ont mis en cause l'ignorance des Musulmans de leur religion. Le premier voulut confirmer la capacité des Musulmans de s'intégrer dans un monde moderne qui s'est fondé sur deux bases : la raison et les activités visant au progrès. Or, ces deux bases se trouvent, à son avis, dans l'essence du véritable Islam. Lorsque les Musulmans auront retrouvé l'essence véritable de leur religion, ils retrouveront aussi leur place et leur importance dans le monde moderne. Muhammad Abdou allait encore plus loin en accusant les éléments étrangers infiltrés parmi les Musulmans d'être responsables de la faiblesse intellectuelle et de l'affaiblissement politique de l'Islam. Le retour à sa bonne origine leur semblait être la voie conduisant et aboutissant à la résurrection de l'Islam ; d'où le nom donné au mouvement que les deux penseurs ont fondé : « al-salafiyya » (de salaf, ancêtres). Dans la même ligne, Rachid Rida récusait la philosophie laïque et défendait la persistance de l'unité du temporel et du spirituel dans l'Islam ; il adressa aussi un appel à la résurrection du califat et au principe de la Choura (délibération) adopté par l'Islam sunnite depuis l'élection du premier calife. Pour lui, la Choura, en tant qu'assemblée des Olama', est l'équivalent islamique de la démocratie parlementaire occidentale, à laquelle il voulait par le fait même rouvrir son chemin à l'interprétation de la doctrine musulmane.
Dans ces attitudes se dessinent en effet deux points de tension intimement associés face à la modernité occidentale : il s'agit, en premier lieu, de la tension entre les valeurs réelles, bien que diverses, des nationalismes occidentaux, et de la valeur unique de l'Umma considérée comme essentiellement islamique et universelle du fait de son incorporation dans le Coran. Elle est donc essentiellement religieuse et toujours ouverte et en voie de réalisation. De ce point de vue, naîtra une autre tension entre cette pensée islamique et les courants nationalistes arabes ou syriens, qui chercheront leur unité sur des fondements culturels et ou géographiques, inspirés surtout du nationalisme allemand. Dans tous les cas, il régnera toujours une ambiguïté quant aux frontières où l'Islam se sépare de l'arabité. Le deuxième point de tension concerne les formes de gouvernement et leur légitimité : tension entre un gouvernement qui résulte de la volonté du peuple et fondé sur le progrès humain et la pure raison humaine, et un gouvernement fondé sur la Révélation divine. Cette double tension concernant l'Umma et la forme de gouvernement, n'était cependant pas nouvelle dans l'Islam.
Le monde arabe après la Première guerre mondiale
Les luttes dans les Etats arabes après 1920, semblaient se cristalliser selon trois axes : (1) combattre pour une plus grande autonomie vis-à-vis des pays mandataires ; (2) combattre pour que demeure vivante l'idée de l'unité arabe, malgré les diversités, dans les pays arabes, de systèmes de gouvernement ; (3) soutenir la résistance des Arabes de Palestine dans leur lutte contre l'implantation des Juifs dans leur pays.
Ces thèmes principaux marqueront dans leur durée et à travers leurs enchevêtrements l'évolution de la scène politique arabo-musulman dans un avenir plus ou moins proche ou lointain : (1) les relations avec l'Occident, (2) la question palestinienne et (3) la question de l'unité arabe. Il est nécessaire de ne pas en omettre un quatrième : celui de la difficile adaptation de l'Etat-nation dans les pays arabes. L'établissement des Etats-nationaux dans le Moyen-Orient se vit suivi en plusieurs de ces Etats par l'élaboration de constitutions calquées sur les lignes maîtresses du modèle français "jacobin" de l'Etat-Nation : la souveraineté du peuple en tant que nation, l'Etat fondé sur ses citoyens individualisés, les institutions de représentation, les droits et les devoirs des citoyens et un système légal qui garantit l'égalité de tous et devant lequel tous sont égaux. Cette réalisation cachait pourtant plus de difficultés de natures différentes et selon la situation de chaque pays. Soulignons pourtant le fait que le discours officiel dans ces pays, qui propageait les idées et les idéaux de l'Etat-nation, se heurtait, d'une part, aux défis du discours islamique, et d'autre part, paradoxalement, à l'application d'une politique étatique et administrative qui s'éloignait des principes des constitutions jusqu'à leur totale abrogation. En même temps, le discours officiel ne pouvait pas dépasser "l'empreinte théologico-politique" de l'Islam. Le lien entre l'appartenance à l'Etat et à l'Islam persistait. "Même dans les constitutions les plus avancées, comme celle de la Tunisie, le législateur stipule que l'islam est la religion de l'Etat. Le citoyen ne serait pas libre de choisir sa croyance (ou son incroyance), laquelle doit être en conformité avec celle du prince"[1].
L'évolution de la scène proche-orientale
En effet, l'évolution de la scène proche-orientale, notamment les confrontations avec les pays arabes et l'échec dramatique de tous les projets de l'unité arabe et ceux des réformes (nassérisme, baasisme et militarisme palestinien), échec causé aussi par la résistance des régimes conservateurs (Arabie Saoudite, Jordanie, etc.) ouvrirait la porte au resurgissement du sentiment religieux et la complication de la question du gouvernement. Ce resurgissement se trouvait en train de gagner du terrain depuis la défaite de 1967.
La consolidation des régimes actuels en Egypte, en Syrie et en Iraq (avant l'invasion américaine), surtout après la guerre de 1973, ne fit que renforcer la base populaire des Frères musulmans et d'autres mouvements islamiques inspirés d'al-Banna et de Kotb, qui se sont répandus dans plus d'un pays arabe, aidés financièrement par les capitalistes musulmans et par les Etats rentiers du pétrole. C'était aussi le temps qui vit émerger le radicalisme chiite, surtout en Iraq et au Liban ; ce radicalisme se verra renforcé par le succès de la révolution iranienne de 1979. Tous ces mouvements sociaux et politiques n'ont pas manqué de soulever de nouvelles et redoutables questions :
(1) Elles prêchaient le retour à l'Islam authentique des origines, comme une solution à tous les maux de la société. L'Islam s'y trouvait représenté comme un système englobant tous les aspects de la vie, d'où la reprise des trois termes bien connus dans la pensée islamique classique : Din, Dawla wa Dunya (Religion, Etat et monde séculier).
(2) Elles mobilisaient les Musulmans face à l'agression de l'Occident et surtout face à l'occidentalisation, ainsi que face à Israël. A cet égard, leurs discours se concentrèrent en grande partie sur la religiosité de l'Etat juif ; celui-ci n'était plus uniquement considéré comme un pont de l'impérialisme, ou un regroupement de bandes sionistes, ou comme un ennemi disposant d'une supériorité technologique et scientifique, mais aussi et surtout comme un Etat profondément religieux et d'une religion intégriste. Alors, "de même que le sionisme est un intégrisme puisque l'allégeance juive commune fonde l'existence et l'unité de l'Etat israélien, de même l'islamisme entend reconstituer l'unité de l'Umma autour de l'islam restauré"[2]. Et de même qu'Israël a pu concilier la religion et la science et parvenir ainsi à la victoire, l'Islam et la science pourraient aussi être regroupés.
(3) Elles prenaient une attitude de plus en plus révolutionnaire à l'égard des régimes actuels ; cette attitude semblait pourtant être en lien intime avec, d'un côté, des crises économique et sociale et, de l'autre côté, avec l'agression contre ces régimes. C'est ainsi qu'en Syrie, par exemple, les Frères musulmans ont su tirer un profit substantiel des faibles situations économique et sociale inhérentes au mode de développement suivi par la Syrie durant les deux dernières décennies. Ils ont de même profité de la domination du régime qui, comme le dit Salah al-Din Bitar, "ne représente pas plus de 2% de la population, et (que) l'opposition (politique), dans sa totalité, ne doit pas dépasser le 1%"[3]. Rien d'étonnant de constater donc qu'en mars 1980, lors de l'agitation survenue en Syrie, aux yeux des islamistes le Ba'th, l'armée, les Alaouites, sont devenus des termes différents pour désigner une seule et même réalité, l'Etat, contre lequel il faut mobiliser toutes les forces vives de la société.
Soulignons ici une conséquence majeure de l'évolution de l'islamisme : en tant que mouvement fondé sur la religion et accessible à une grande masse marginalisée et frustrée par les régimes actuels, l'islamisme représentait une menace pour plus d'un régime dans le monde arabe. Ces régimes se trouvaient alors dans une situation ambiguë et perplexe : ils avaient besoin de la légitimation islamique pour maintenir leur pouvoir ; mais ils se trouvaient également dans l'obligation d'étouffer la poussée islamique.
La révolution islamique en Iran
En telle conjoncture, il paraît important de considérer brièvement l'avènement de la révolution islamique en Iran, d'autant plus important que les idées exprimées par Khomeiny sur l'Etat islamique ont été saluées par les Frères musulmans et leurs sympathisants comme le début authentique de l'incarnation de leur utopie.
Chébli Mallat parle du rôle éminent du grand savant nagafite Muhammad Bakir al-Sadr (1935-1980), qui fut exécuté, avec sa sour, par les baasistes iraquiens. C'est dans les années 1980, que fut découvert le rôle de ce savant dans la régénération des mouvements islamiques dans le monde chiite, voire dans tout le monde musulman.
La gravité de l'enseignement d'al-Sadr et de son influence s'aperçoivent dans sa théorie, incomplète qu'elle soit, sur le gouvernement dans l'Islam. Si le système du gouvernement en Iran, à la suite de la révolution, fut principalement celui de wilayat al-Fakih (le gouvernement du savant) prêché par Ayatullah al-Khoumeineh dans les années 1970, lors de son refuge dans Nagaf, il est évident que la contribution d'al-Sadr avait un rôle explicite dans l'établissement en Iran d'un système gouvernemental islamique constitutionnel, marqué par "le chiisme international" (al-Umamiyya al-Chiiyaa), en développement depuis très longtemps dans les Hawzat (pluriel de Houzah, une école de formation religieuse) d'Iran et de Nagaf.
Dans ses "fondations de la constitution islamique", al-Sadr présente les Etats sous trois formes : 1) l'Etat fondé sur une base intellectuelle contre l'Islam, tel que l'Etat communiste et l'Etat démocratique capitaliste ; 2) l'Etat qui ne possède pas un fondement intellectuel, mais se base sur la volonté du gouverneur ou sur la volonté d'une autre nation, et 3) l'Etat islamique qui est fondé sur l'Islam et s'appuie sur l'Islam comme source de législation, et qui comprend l'univers, la vie et la société à la lumière des concepts musulmans. Quant à l'Etat islamique, il n'est ni un Etat régional (iqlimiyyah), ni national (qawmiyyah), mais intellectuel (fikriyyah), dans le sens qu'il comporte un message intellectuel et ne reconnaît pas de frontières. Et quant à la forme du gouvernement dans l'Islam, al-Sadr en donne deux : 1) la forme divine, qui signifie le gouvernement direct de l'individu infaillible, qui gouverne par la volonté divine, sans que les gens le choisissent ; 2) le gouvernement selon la Chourah ou le gouvernement de l'Umma. Dans cette forme, al-Sadr reconnaît à l'Umma le droit d'établir un gouvernement qui exercerait ses pouvoirs dans l'application de la Charia.
Concrètement pourtant, la révolution islamique iranienne marque l'échec de l'idée révolutionnaire islamiste. Elle est délimitée dans le seul territoire iranien et dans son incapacité d'établir un Etat purement islamique qui servirait de modèle. L'idée révolutionnaire islamiste, en fait, était déjà affaiblie par l'insuccès des mouvements islamiques révolutionnaires de tourner en leur faveur la situation politique dans les pays arabes, bien que leur influence populaire ne fût pourtant pas anéantie. Mais l'idée révolutionnaire parut céder la place à la montée des partis islamiques (en Egypte, en Jordanie, au Liban, en Algérie, au Maroc, voire en Turquie) - qui profitent de la faillite des échecs successifs des régimes à faire face aux crises socio-économiques, mais aussi à la faillite d'un "néofondamentalisme puritain, prédicant, populiste, conservateur, financé jusque naguère par l'Arabie Saoudite, mais violemment anti-occidental, d'autant que la fin de la confrontation Est-Ouest cesse de faire du communisme un repoussoir"[4].
Actuellement, l'état de la question se trouve exprimé, à mon avis, par deux courants intellectuels et actifs dans les milieux musulmans, qui provoquent un débat intéressant : le courant politique libéral et le courant réanimateur de la politisation de l'Islam. Deux visions de l'Etat se partagent ce débat : l'une islamique classique et l'autre laïque qui s'inspire du modèle occidental.
La pensée de quelques figures des deux courants
1. Les thèses de Mahmoud Muhammad Taha. Fondateur des Frères républicains au Soudan, qui fut exécuté en 1985, par le régime de Numayri, Mahmoud Muhammad Taha a écrit un livre édité pour la première fois en 1967, intitulé "al-Risala al-thaniya fi al-Islam" (Le second message de l'Islam). Taha parle dans ce livre des deux messages dont l'Islam est le porteur : un message, médinois (collectiviste, provisoire), et un message mecquois (individualiste, cultuel). Le premier s'est fondé sur les versets circonstanciels subsidiaires du Coran (furu'), autrement dit la charia. Tandis que le second se fonde sur les versets absolus fondamentaux (usul), ou plus précisément sur la Sunna. Mais comme la Sunna est, selon l'auteur, supérieure à la Charia, on peut sortir de la charia assimilée au Coran médinois, pour retrouver les sources du Coran mecquois. Or, pense l'auteur, cette remontée aux origines aboutit à la démocratie qui valorise tout individu homme ou femme, et à la séparation entre le religieux et le politique, séparation qui se trouve être au cour du message originel. Une possibilité de conciliation de l'Islam avec la laïcité et la démocratie aurait déjà été établie.
Même si Taha essaie de limiter ses références presque exclusivement au Coran et aux traditions prophétiques, son projet prend sûrement place dans l'horizon des précédents modernistes comme Sayyid Ahmad Khan (1817-1898), Muhammad Abdou (1849-1905), et Kasim Amin (1863-1908). Taha est entièrement conscient de la crise de l'Islam dans le contexte de l'époque moderne, particulièrement depuis sa rencontre avec le colonialisme et l'imposition d'une structure économique et culturelle européenne globale et hégémonique. Comme les modernistes qui l'ont précédé, il ne voit pas dans son projet un greffage à l'Islam d'éléments occidentaux, mais plutôt une résurrection d'éléments en sommeil et qui sont intrinsèquement islamiques. Compris dans ce sens, il aurait pu mettre à jour un des projets les plus marquants dans le mouvement moderniste de l'Islam.
2. Les thèses de Mahmoud Talbi, historien tunisien. Sa contribution fut remarquable, dans les années 1990, à propos de la pensée religieuse islamique contemporaine. Quatre sujets principaux reviennent souvent et s'entremêlent dans ses écrits : (1) le problème de la religion et de la politique, (2) l'interprétation du Coran et la tradition, (3) l'épistémologie religieuse, et (4) les polémiques religieuses et le dialogue religieux. Quant à sa méthode, il essaie de créer une dialectique entre l'empirisme et ce qu'il considère comme des vérités axiomatiques de la condition humaine, qui sont dérivées du Coran et du Hadith. Les versets coraniques, selon lui, doivent être compris seulement dans leur contexte historique. Cette approche du texte coranique fait, d'un côté, éviter une sorte d'universalisation nuisible de données historiquement conditionnées, et, de l'autre côté, a l'avantage de permettre de comprendre la parole de Dieu dans son sens originel. Ce qui n'élimine pourtant pas le fait que le Coran englobe des vérités axiomatiques universelles, qui sont en majorité d'ordre social et éthique.
Une telle approche met en évidence l'idée que l'Islam est de nature a-politique et éthique, d'où la séparation faite par Talbi entre la religion et la politique. Il considère, en fait, toutes les tentatives visant à politiser l'Islam comme une mise en exploitation de la religion ; l'imposition de l'Islam politique sur la société, particulièrement en Iran, est aussi une erreur. Selon Talbi, la nature de la croyance religieuse et la manière de vivre qui suit la croyance et en surgit exigent que la croyance soit spontanée et libre, sinon ce ne serait plus une croyance. Il en résulte que, sans la liberté de choisir, sans la maîtrise de soi et la responsabilité personnelle, la croyance religieuse n'est pas correctement établie. Se basant sur ce principe de la "liberté religieuse", Talbi ne voit la connexion possible entre religion et politique que dans l'existence d'une société libérale, pluraliste et laïque, ce qui permettrait et encouragerait un vrai développement de la vraie religion. La meilleure forme "politique" de l'Islam est, par conséquent, fondée sur les grandes valeurs universelles, plutôt que sur n'importe quel système d'une loi islamique ou d'un gouvernement islamique. Ces grandes valeurs sont en elles-mêmes, pour Talbi, "l'essence du véritable Islam".
Parallèlement et face à ce courant de libre-pensée, on voit se lever un courant visant à re-politiser l'Islam, et qui constitue ainsi une continuité avec la contestation traditionnelle de l'avènement en Orient de l'Etat-Nation ou de ses configurations. C'est ainsi que le thème majeur des écrivains de ce courant, déjà bien avant la révolution islamique iranienne, est défenseur du système de gouvernement islamique, ce qu'il fait en mettant l'accent sur le rôle de la Charia dans la société et aussi sur celui de l'idée de la Choura ; celle-ci est présentée comme étant le concept démocratique islamique.
3. Les thèses de Yousof al-Kirdawi. La figure marquante dans ce courant est l'égyptien Yousof al-Kirdawi, un universitaire d'al-Azhar, et membre des Frères musulmans. Profondément influencé par la pensée d'al-Banna, Al-Kirdawi a publié en 1974, deux volumes pour prouver que la solution islamique du gouvernement est impérative et pour réfuter les solutions importées de l'étranger. Il reprend ces thèmes majeurs dans un autre ouvrage publié dans les années 1980, et portant sur l'Islam et la laïcisation ; il y réfute la thèse laïque de son concitoyen Fouad Zakariyya.
Mais al-Kirdawi ne fait, au fond, que reprendre des arguments classiques : l'Islam ne peut reconnaître de séparation entre la sphère de "César" et la sphère de "Dieu", car l'homme est pour lui une unité et Dieu un Souverain de tout l'univers, un Souverain qui n'accepte pas de partenaire. L'Islam ne peut que reconnaître et accepter que Dieu oriente la vie selon ses prescriptions et ses commandements. Il est de sa vocation et de sa nature que l'Islam ne peut être que maître et non pas sujet ; il est la parole de Dieu. La laïcisation veut par contre que l'Islam lui soit soumis ; si la laïcisation ne rejette pas cependant l'Islam, elle ne lui reconnaît pas sa place naturelle dans la vie de la société et de l'homme. L'auteur emploie ensuite la même logique pour parler de l'application de la Charia : si cette application est nécessaire et applicable en tout temps et tout lieu, c'est parce qu'il ne peut être question de comparaison entre une loi qui vient de Dieu et une loi faite par les hommes. L'Islam, en fin de compte, est également un Etat, et il l'a été dès son début. Mais, cet Etat islamique, est-il national ? En une réponse à son concitoyen copte Farag Fouda qui professe l'amour de la patrie égyptienne face à l'appel islamique, al-Kirdawi ne reconnaît aucune contradiction entre la tendance nationaliste et la tendance islamiste, du fait que l'Egypte est une partie de la patrie arabe et de la patrie musulmane ; c'est ainsi que travailler pour l'Egypte, c'est en même temps travailler pour l'Umma.
4. Les thèses de Salim al-Awwa. La contribution la plus compréhensive et largement répandue sur le concept du système politique en Islam, est celle de l'avocat égyptien Salim al-Awwa. Celui-ci affirme que c'est l'Islam qui a produit le premier système politique légal dans l'histoire de l'humanité, un système fondé sur la légitimité et non pas sur la contrainte ; il a soumis le processus de gouvernement et le comportement politique des gouverneurs au système légal de la Charia. L'auteur, considère l'Islam comme un système complet ; il refuse toute sorte d'adaptation de la modernité au niveau de gouvernement, parce qu'elle pourrait générer plus de mal que de bien. Soulignons pourtant ici deux remarques importantes : (1) l'argumentation d'al-Awwa ne laisse aucune place à une étude critique de l'histoire : l'Islam y est immuable, sans aucune considération du temps, de la culture et du lieu ; (2) elle ne donne aucune description claire du système musulman de gouvernement. De grandes ambiguïtés marquent en effet son ouvrage à ce sujet.
Le concept d'al-Awwa du système de gouvernement islamique manque gravement de clarté et d'études systématiques. Les arguments en restent plutôt à une condamnation des principes de gouvernements "importés" de l'Occident, et surtout à la laïcisation défendue par les libéraux, et qui est, par ailleurs, mal comprise par beaucoup d'auteurs musulmans.
Tant que les penseurs musulmans refuseront de recourir aux méthodes
de l'histoire et des sciences sociales pour mieux comprendre leur culture
et leur religion, tant qu'ils se refuseront à l'introduction
d'une méthode critique dans leur manière d'interpréter
le Coran et la tradition, ils ne parviendront pas à donner des
réponses satisfaisantes aux défis de la civilisation
moderne. Face à ces exigences, la réponse des penseurs
promoteurs d'une réislamisation est celle d'un attachement à un
modèle politique musulman ambigu qui n'a jamais existé et à l'idée
que l'adaptation d'un modèle occidental signifierait que l'Islam
n'est plus lui-même.
[1] MEDDEB, 2002, p. 90.
[2] RIZK
[3] Cité in : CARRE et SEURAT, 1982, p. 23.
[4] ROY, 1992, p. 41. Lamchichi précise à ce sujet que « les mouvements néofondamentalistes des années quatre vingt/quatre-vingt-dix étaient, d'une manière générale, moins orientés vers les dimensions étatiques et stratégiques du combat politique. Ils accordent plutôt la prééminence à la lutte contre 'l'Occident mécréant et satanique', et à la question des 'bonnes mours islamiques' », LAMCHICHI, 1998, p. 155.