Conférence "Amérique-Europe :
avenir des relations"
organisée par le Centre Sportif, Culturel et Social du Collège Notre-Dame
de Jamhour,
lundi 3 novembre 2003 à 18h00 - Espace Raymond & Georges Audi
Discours prononcé par l'ambassadeur
Patrick Renauld,
Chef de la délégation de la Commission
européenne au Liban
Alain Minc dans un récent article à propos des relations Etats Unis / Union européenne, posait la question suivante : "Que partagerons-nous dans vingt ans en dehors du marché et du suffrage universel? Comment les Etats Unis mettraient-ils au même niveau de préoccupation, une Europe qui, sur le plan stratégique, ressemble à une grosse Suisse accueillante et insignifiante et une Chine devenue principale atelier industriel, un créancier essentiel et un rival stratégique majeur ou une Inde qui deviendra un jour la principale plate forme de services des Etats-Unis".
Kagan va plus loin et stigmatisant l'impuissance militaire de l'Europe, il affirme par une image devenue célèbre que les Américains vivent sur Mars de manière active alors que les Européens habitent Venus de manière contemplative et décadente.
Aussi, Bertram qui, à l'occasion d'une critique de Kagan, reconnaît à l'Europe un poids politique et économique considérable, mais fustige son absence de toute ambition de jouer un rôle stratégique.
Il existe indéniablement des courants d'opinion et des politiciens, des deux cotés de l'Atlantique, qui estiment que les deux blocs américains et européens peuvent très bien suivre des chemins séparés.
Sans m'étendre trop longuement sur les intérêts économiques communs US-EU, je voudrais me référer à une récente étude de Joseph Quinlan qui démontre de manière très élaborée combien les économies européennes et américaines sont profondément intégrées. Au-delà de l'argument déjà impressionnant des échanges quotidiens transatlantiques qui sont de 1 millliard $, cette étude souligne l'investissement accumulé de chaque côté, les ventes et les profits qu'ils ont générés, et le nombre phénoménal d'emplois directs et indirects qu'ils ont créés. Sa conclusion est que les deux économies opèrent déjà comme une seule et même économie.
Je cite "la globalisation entre l'Europe et l'Amérique du Nord est arrivée plus vite et plus profondément que partout ailleurs". Alors quelques opinions que l'on ait de nos relations présentes et futures, on doit garder cela à l'esprit.
Permettez-moi d'illustrer encore cette inter-relation par quelques chiffres éloquents :
- Ensemble, l'Union européenne et les Etats-Unis représentent 62% du Produit Intérieur Brut Global ;
- Notre relation économique représente entre 2 et 3 milliards $ par jour ;
- Pratiquement 98% de notre commerce est libre de toute entrave ;
- En 2001, l'Europe comptait pour la moitié des bénéfices globaux des compagnies américaines ;
- En 2000 l'investissement européen aux USA a atteint 835 milliards.
Mais tout cela est bien connu. Aussi, je voudrais vous montrer à travers un domaine plus controversé combien notre destin est commun et pour cela j'ai choisi la Stratégie Européenne de Sécurité.
En juin dernier, Javier Solana a soumis au Conseil européen 3 objectifs stratégiques fondamentaux pour la sécurité stratégique de l'Union européenne :
L'impact de l'Union européenne sur son propre voisinage est sans doute l'aspect le plus connu et remarqué de sa politique de sécurité et cet impact vient justement de son propre développement.
Depuis sa création et tout au cours de son évolution, de sa construction, le travail d'intégration européenne a apporté une contribution sans précédent à la sécurité en Europe et bien plus que l'investissement que l'assistance américaine a réalisé avec le Plan Marshall. Avec un investissement équivalent à deux Plans Marshal, le processus d'élargissement de l'UE a permis d'étendre cette stabilité à toute l'Europe Centrale.
Avec la récente initiative de "l'Europe élargie", la contribution européenne à la stabilité s'étend maintenant à nos nouveaux voisins. L'UE offre la perspective d'une éventuelle adhésion à l'Europe du Sud Est. Elle offre la perspective d'une intégration au marché européen, aux politiques économiques européennes à la Russie, l'Ukraine, la Moldavie ainsi qu'aux Pays Méditerranéens.
Le résultat du processus d'élargissement de l'UE ainsi que la politique de voisinage qu'elle a engagé constitue un bénéfice direct pour les USA. Au lieu de devoir maintenir l'ordre au sein d'une vieille Europe constituée d'Etats-nations souverains à un coût très élevé, les USA profitent des retombées de stabilité et de prospérité générées par une nouvelle Europe constituée d'Etats qui partagent leur souveraineté à travers des institutions communes, et cela presque gratuitement.
Le second objectif fondamental, "un multilatéralisme efficace", est au cour de l'identité et du développement de l'Europe en tant que Fédération d'Etats-nations. Bien qu'il s'agisse en quelque sorte d'un cas particulier, l'UE est sans doute la meilleure preuve que le multilatéralisme peut fonctionner. Bien sûr, beaucoup de travail reste à faire mais nous avons obtenu bien plus que ce que les fondateurs de l'UE croyaient possible.
Permettez-moi de citer Churchill qui disait que la méthode européenne du multilatéralisme est la pire approche des relations internationales qui soit, à l'exception de toutes les autres qui ont été essayées.
Nous savons qu'aux Etats-Unis la question de la valeur de la coopération internationale reste toujours ouverte. J'ai quelques amis de l'administration US pour qui le mot multilatéralisme ne doit pas être prononcé dans les dîners en ville. Pour eux il est bien mieux de créer des coalitions qu'ils conduiront selon le besoin du jour.
Mais comme Javier Solana le notait récemment, une telle approche peut être attirante à court terme mais ne passera sans doute pas le test du temps.
On peut certainement être d'accord avec ceux qui sont exaspérés par les compromis et les délais qui sont souvent nécessaires pour obtenir une solution multilatérale. Je pense cependant que les résultats positifs l'emportent sur les négatifs, que le multilatéralisme produit des résultats concrets et que les compromis conduisent au consensus et à la légitimité.
Nous devons tout mettre en ouvre pour que les Nations Unies soient fortes. Il n'y a pas très longtemps encore, cette perspective était activement soutenue par les Etats Unis qui étaient les champions de la générosité conquérante et universaliste.
Cette vision ne semble plus obtenir le consensus de tous.
On ne peut pas proposer des valeurs acceptables si l'on n'a pas une perception commune de l'humanité et des peuples. Il faut être très attentif à la tentation oligarchique de toutes les classes dirigeantes du monde. Il ne faut pas renoncer à l'égalité.
Je m'oppose fermement à la fameuse affirmation de Kagan selon laquelle, question pratique les Américains viendraient de Mars tandis que les Européens habiteraient plutôt la planète contemplative et décadente qu'est Vénus, qu'il caractérise comme une sorte de paradis post-moderne hermétiquement clos. Ce serait vraiment un paradis d'idiots.
Regardez simplement la carte et vous constaterez que l'UE n'a pas d'autre choix que de s'engager avec encore plus d'autres pays. Nous savons aussi bien que quiconque que si les organisations internationales doivent être efficaces dans leur combat contre les menaces qui pèsent sur la paix et la sécurité internationale, nous devons être prêts à réagir quand leurs règles font défaut.
Si c'est nécessaire, comme cela l'a été pour les Balkans, pareille réponse doit impliquer une menace crédible et en dernier lieu un recours à la force. L'approche européenne reste que le recours à la force, pour être légitime, doit être basé sur un consensus international.
Cependant, nous sommes aussi conscients que la crédibilité de l'UE dans pareilles situations est jugée pour une grande part sur le développement de ses propres capacités de défense. Capacités qui, je voudrais le souligner, ne sont pas négligeables: l'UE des 25 Etats membres a un budget de défense annuel de 160 milliards d'Euros. Elle dispose d'une Force de Réaction Rapide de 60000 personnes. 5000 officiers de police sont en permanence prêts à être déployés pour des missions de prévention de conflit ou de gestion de crise comme ce fut le cas en Bosnie, en Macédoine ou au Congo.
Le troisième objectif fondamental est d'affronter les menaces (vieilles ou nouvelles) de manière plus efficace.
Javier Solana estime que "Nous devons développer une culture stratégique qui favorise rapidement et quand c'est nécessaire, une intervention ferme particulièrement pour des opérations impliquant des moyens militaires et civils."
Le projet de Traité présenté par la Convention Constitutionnelle de l'UE, point de départ de la Conférence Inter-gouvernementale lancée à Rome, suggère également un certain nombre d'innovations constructives dans le processus de politique étrangère de l'UE. Nous aurons l'occasion d'en reparler.
Je voudrai terminer en comparant brièvement la stratégie de sécurité émergente de l'UE avec celle des USA telle qu'elle est définie dans le document sur la Stratégie Nationale Américaine en matière de sécurité pour l'année 2002 et voir sur quels points elles peuvent se rejoindre.
Ce n'est un secret pour personne que beaucoup d'Européens étaient inquiets et se posaient des questions sur un certain nombres d'éléments de la stratégie américaine et en particulier les 3 P : prévention, prééminence, préemption -qui ont sans doute été au centre d'une grande partie de la politique étrangère de l'Administration Bush à la suite des attaques terroristes du 11 septembre.
Vous êtes sans aucun doute au courant de l'inquiétude exprimée par beaucoup de juristes qui considèrent que la préemption menace d'annihiler des siècles de construction du droit international.
Pour beaucoup d'Européens ces 3 P conduisent à un 4e, la polarisation c'est à dire la division. La première année de l'administration américaine actuelle -année pendant laquelle un accord international après l'autre était remis en cause ou abandonné ( Protocole de Kyoto, Cour Internationale de Justice)- a créé un sentiment de grande inquiétude. Et cela malgré la solidarité et l'énorme sympathie qui ont suivi les attaques du 11 septembre.
Comment sortir de cette polarisation si ce n'est en trouvant notre chemin vers un 5eme P, le Partenariat, pour tirer les avantages des énormes ressources que les Etats Unis et l'Europe ont à offrir en tant que partenaires mondiaux.
Cela nous ramène aux 3 P des pères fondateurs de l'UE : paix, prospérité et un nouveau partenariat offert par une Europe.
Il est évident qu'actuellement nous ne sommes pas d'accord sur les aspects fondamentaux de nos approches qui garantiraient un monde plus paisible. Mais je pense que nos différences ont été exagérées et que nos terrains d'entente potentiels trop sous-estimés.
Nous devons être capables d'utiliser le mélange potentiel de puissance dure américaine et de puissance douce européenne.
Permettez-moi une simple analogie. Nos forces militaires sont basées sur des outils très différents. La force militaire américaine est sans précédent, c'est un marteau qui ne peut être défié ou ignoré par aucune autre force militaire. Il est vrai que l'armée est un marteau nécessaire dans la boîte à outils mais il est aussi vrai que chaque problème n'est pas un clou ! Cela est mis en évidence aujourd'hui et non sans douleur en Irak où les outils pour parvenir à la paix et bâtir une nation sont très différents des outils qui ont permis de remporter la guerre.
Les capacités de défense de l'UE ne sont pas insignifiantes mais ses vraies forces résident davantage dans des domaines comme le développement, l'aide humanitaire, la reconstruction, la prévention des conflits et la gestion des crises. Pourquoi ne pas avoir l'audace de considérer cette diversité d'outils comme idéale pour la création de nations.
Encore une fois nous devons chercher le meilleur dosage et le plus complémentaire entre les aptitudes américaines et les aptitudes européennes.
Je repose la question de C. Patten, "le monde s'en sortirait-il mieux si les ressources allouées à l'aide européenne au développement étaient dépensées pour des missiles ?"
J'ai l'espoir que l'approche d'un partenariat transatlantique soit réalisable. Cela voudrait dire consultation totale, analyse conjointe sérieuse, accord sur nos objectifs communs avec chacun des partenaires qui contribuerait avec ses outils les plus efficaces.
Un passage en revue de nos stratégies respectives en matière de sécurité avec celle de l'UE toujours en phase de préparation, révèle une étonnante similarité dans notre manière d'évaluer les menaces et les occasions qui se présentent.
Nous percevons l'un et l'autre l'amalgame, la collusion potentielle entre terrorisme international, dictature et prolifération des armes de destruction massive, comme la plus grande menace qui soit. L'UE a beaucoup à offrir en terme d'action et de coopération dans chacun de ces domaines.
Je pourrais vous citer plus d'exemples mais le message reste le même. L'UE et les USA ont beaucoup à gagner en travaillant ensemble sur beaucoup de points, tirant avantage de nos forces respectives. Notre coopération est cruciale si on veut parvenir à plus de sécurité aux niveaux régional mais aussi international. Nous ne trouverons aucun autre partenaire qui partage au même titre que nous les mêmes intérêts et les mêmes valeurs.
Pour en revenir à Kagan, je crois me rappeler que ce n'était que dans les bras de Vénus que Mars trouvait la sérénité. Et leur magnifique fille était la déesse Harmonie.
Merci.