Que de fois, ces derniers temps, n'ai-je pas été interrogé par des collègues, Anciens, parents ou élèves sur l'avenir du Liban. Questions qui cachent une certaine angoisse et expriment un pessimisme devant une situation politique qui ne cesse de s'assombrir, une réalité sociale et économique de plus en plus difficile, des clivages qui se creusent davantage entre les mêmes partenaires ouvrant avec ténacité pour l'indépendance de notre pays jusqu'au martyre par le sang. Hier nous pensions que la cause était définitivement gagnée ; aujourd'hui, le désenchantement devient maître. Il est vrai qu'il est toujours possible de donner une analyse d'observateur pour montrer que la situation reste "under control", que les Libanais ne lèveront plus les armes les uns contre les autres, que les incursions dans un quartier de Beyrouth ont été unanimement réprouvées, il reste qu'en plus d'une analyse relative et hésitante, notre devoir est de lire autrement notre avenir, et d'en tirer quelques leçons.
La célébration des anniversaires de saint Ignace de Loyola (né il y a 450 ans au ciel), de saint François Xavier et du bienheureux Pierre Favre (nés il y a 500 ans) et de la récente canonisation d'un saint jésuite du Chili, Alberto Hurtado (1901-1952) peuvent bien éclairer nos interrogations.
En premier, la tradition spirituelle des Jésuites met l'accent sur le fait qu'en tout moment, même les moments les plus durs et qui inspirent le pessimisme le plus profond, il faut rendre grâces.
Dans son livre des Exercices Spirituels, saint Ignace nous invite à cet exercice de consolation qui lui est cher : reconnaître ce qui est beau et motivant, ce qui est vital et magnifique pour en rendre grâces. Les moments où l'état de déprime, quel que soit son origine, ne doivent pas occulter les merveilles qui se réalisent dans le quotidien.
Durant les années de guerre, les Libanais se sont donné une belle leçon : ne jamais se laisser abattre, continuer à vivre et bien vivre, reconstruire dès le lendemain ce qui a été détruit. Aujourd'hui encore et dans des termes qui nous viennent de notre patrimoine spirituel jésuite et ignatien, il est urgent de pratiquer, peut-être à contre temps, l'optimisme de l'Évangile. Comme les Jésuites font partie de l'histoire du Liban depuis le XVIe siècle (avec les fameux voyages de 1563 à 1597 des PP. Eliano et Dandini), il est possible de dire que ces aspects de leur spiritualité y ont été communiqués.
Pour des éducateurs, parents ou enseignants, religieux ou religieuses, s'ils ont à être à la hauteur de leur tâche, il leur faut toujours l'optimisme. Cela signifie qu'il faut donner aux jeunes l'envie de grandir, de se cultiver et d'aimer. Dans la tradition ignatienne, grandir et aimer, c'est s'intégrer chacun à sa manière, à la formation intellectuelle, humaine et spirituelle de qualité que les équipes éducatives de nos Collèges s'efforcent de réaliser. En ce sens, nous devons nous réjouir de notre patrimoine, des résultats de nos élèves et anciens élèves dans le monde professionnel et social. En restant vigilants afin d'enrichir et de développer ce patrimoine, notre mission est de donner confiance aux différents partenaires de notre communauté éducative. Ce que nous réalisons ne peut être qu'une confirmation de cette mission de toujours donner confiance.
La deuxième urgence, précieuse pour tous et pour notre temps, est celle du discernement. La tradition spirituelle des Jésuites peut aider à bien entamer cet exercice si nécessaire dans une situation politique dominée par la confusion. Le discernement, comme exercice rationnel et spirituel, fait de chacun un acteur. Le discernement ignatien, en premier, cherche la volonté de Dieu en toutes choses, affirme qu'une décision prise avec l'Esprit de Dieu est une décision libre. C'est pourquoi, dans tout choix, jugement, décision, parole, orientation, etc. il nous faut nous demander si l'Esprit de Dieu est à l'origine de notre jugement ou bien une simple impulsion ou une réaction ou un mimétisme servile ou une démission. Que de travail à faire dans ce domaine que ce soit au niveau purement éducatif ou bien sociopolitique.
Enseignants, éducateurs, parents, élèves, le Jubilé nous incite à discerner par un regard intérieur, celui de notre conscience et celui du bien inscrit dans notre nature.
Le discernement cherchant la volonté de Dieu et pratiqué par la raison, demande de prendre son temps en une période de l'histoire où tout doit correspondre au "temps réel".
La tradition spirituelle des Jésuites nous enseigne aussi que dans les moments difficiles et dans les tâches vitales comme celles de l'éducation, il est impératif de pouvoir compter sur sa sensibilité, sur l'esprit de corps et de solidarité. C'est une troisième urgence. Cette exigence de toujours, vécue aujourd'hui dans ce qui est le plus élémentaire, n'est pas synonyme de fusion ou seulement d'être heureux ensemble. C'est une exigence d'être ensemble parce que nous vivons pour un seul projet et parce que nous disons oui à une même mission que l'élève partage avec l'éducateur. Tout jugement déplacé peut détruire notre prochain. Être ensemble c'est reconnaître la richesse de l'autre et avancer ensemble. C'est former et se former à être agent de conversion et acteur de changement social et politique. La Compagnie de Jésus en France a voulu vivre le Jubilé en lui donnant comme titre l'expression de saint Ignace : Amis dans le Seigneur. Nous pouvons nous aussi, en nous référant à notre expérience et à notre solidarité, compter les uns sur les autres ; agir ensemble afin de surmonter les moments difficiles, telle est notre réponse aux questions les plus angoissantes.
«Seule une société en quête de vérité et non en quête de bonheur peut survivre» disait le théologien allemand Hans Küng. La vérité édifie une société de bonheur lorsque chacun respecte concrètement les droits des autres et s'efforce d'accomplir pleinement ses devoirs envers eux. Que de chemin à faire ! Nous sommes ensemble pour aller plus loin et pour vivre davantage la charité qui libère et qui éclaire ce chemin.
Par le P. Salim Daccache, s.j.
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