Tribune - La foi en l'homme
En installant sur la colline
de Jamhour leur collège, les pères jésuites transportaient de
Beyrouth une des plus prestigieuses missions éducatives au Liban.
Cinquante ans plus tard, le collège Notre-Dame laisse des traces
indélébiles dans le paysage culturel libanais : ses différentes
promotions ont jalonné l'histoire contemporaine du Liban et la
quasi-totalité de ses anciens brille dans tous les domaines.
Je me rappelle encore de ces treize années passées au collège.
Les pères savaient créer en nous une indéfectible foi en l'homme.
Ce n'étaient point de futurs scientifiques qui les intéressaient
; ils insistaient encore moins sur les langues, tant ils voulaient
mettre l'accent sur la formation de femmes et d'hommes capables
de respecter autrui, aussi loin que va sa pensée. Leur maître
mot était la tolérance. Et dans chacune des classes, ils ne cessaient
de nous insuffler cette culture, très voltairienne : d'accepter
de ne pas être d'accord sur ce qui est dit, mais de se battre
constamment pour que l'autre puisse continuer à le dire. Dans
un pays ravagé par tant de crises qui l'ont traversé, et la guerre
de quinze ans n'en est pas des moindres, cette façon de penser
nous laissait sans cesse naviguer entre deux mers : d'une part,
une société où il n'y avait plus de place pour l'autre et, d'autre
part, une école qui érigeait l'autre en point de repère.
En 1982, dans l'une des phases les plus éprouvantes de la guerre
du Liban, nous étions en classe de cinquième et un différend,
des plus puérils, allait naître entre deux élèves de religions
différentes. L'un d'eux osa attaquer l'autre dans sa confession.
Toute la promotion fut admonestée et, dans toutes les classes,
on nous signifia qu'une religion est faite pour l'amour et qu'on
a toujours assez de religion pour nous haïr mais jamais assez
pour nous aimer. Nous crûmes comprendre en quelques heures ce
que, depuis l'indépendance, les politiques nous ressassent sur
la coexistence et la paix civile. En 1983, à la rentrée des classes,
exsangues après une guerre absurde, dite de la montagne, nous
venions de perdre un ami de classe, Nassim, égorgé par ses voisins.
Loin de la haine et sans se lamenter, nous eûmes droit à un cours
sur le pardon entre les hommes et on enchaîna sur l'histoire de
la montagne libanaise, jadis havre de paix.
Pour la génération des Charvet, Mayet et Clément, l'enseignement
qu'on recevait se faisait aussi en symbole. Un exemple, en classe
de huitième, pour nous initier à la lecture : notre professeur
de français nous demanda de lire et de résumer Tistou, les pouces
verts, de Maurice Druon. Tistou était un ange, et les anges se
retrouvent au paradis. On nous fit comprendre qu'au-delà des yeux,
la lecture se fait aussi par le cour. Certains choix distinguent
toute une vie. Dès lors, toute ma génération fut adepte de lecture
et sans cesse répéta l'exercice.
C'est cela ce que fête le collège, « croire, savoir, servir ».
Ou croire pour mieux savoir servir. De ce credo, nous retînmes
essentiellement, et tous les anciens en conviendront, le croire.
Même si la tradition du collège est profondément catholique, ce
n'est point de religion qu'on nous comblait, mais d'une certaine
spiritualité que seule la culture ignatienne peut produire. De
Montesquieu, on savait que « nous recevons trois éducations différentes
ou contraires : celle de nos pères, celle de nos maîtres, celle
du monde. Ce qu'on nous dit dans la dernière renverse toutes les
idées des premières ». À Jamhour, l'éducation de nos maîtres
venait perpétuer celle de nos pères pour conforter celle du monde.
Dr Sami RICHA
Psychiatre