Mot du P. Salim Daccache s.j. lors de la cérémonie de la remise des insignes d’Officier des Palmes Académiques par S.E. Monsieur Bernard Emié, Ambassadeur de France le vendredi 26 mai 2007.
Par quels mots répondre à votre allocution M. l’Ambassadeur ? Voici un art assez particulier qu’il m’est difficile de pratiquer.
I. Il est évidemment normal que je vous dise merci d’avoir argumenté auprès des Autorités de la République pour que les insignes d’Officier des Palmes Académiques me soient accordés. Cependant, je vous dois également un merci chaleureux depuis que, dans le discours qui accompagnait le certificat, en octobre 2005, vous avez souhaité venir vous-même me remettre ces insignes, aujourd’hui accompagné de M Denis Gaillard, le Conseiller Culturel, et de M. Jean Marion, le Conseiller adjoint pour les Etablissements Homologués.
En prenant conscience de votre initiative, et en voyant que le moment de cette décoration tardait à venir, j’ai compris que vous aviez délibérément voulu conserver la médaille chez vous pour la faire vieillir comme l’on fait vieillir le bon vin afin de bien goûter ses secrets et de s’en enivrer. De même, vous avez voulu nous faire l’honneur d’être parmi nous pour qu’en me remettant ces insignes, vous transmettiez l’amitié et la reconnaissance de la République française vis-à-vis de notre communauté jésuite, de notre communauté enseignante et de notre communauté éducative pour les services qu’elles ont rendus à la culture française. J’ose me référer, en ce moment francophone, à l’imam Ali Ibn Taleb qui a si bien dit : « taire les mérites d’autrui est incapacité ou jalousie ». Ici, le mérite ne peut être que partagé car ce genre de services est toujours commun.
Monsieur l’Ambassadeur,
Chers Amis,
II. Lorsque la nouvelle de la décoration a été annoncée au Collège, l’une de nos anciennes collaboratrices m’a envoyé un message dont je cite ce qui suit : « Ces insignes ne vont pas exprimer uniquement la reconnaissance du gouvernement français, mais de toutes les générations d'élèves à qui vous avez communiqué l'esprit d'ouverture à la culture française, tâche accomplie par vos prédécesseurs et qui est devenue partie intégrante de votre personne. ». Je retiens surtout la dernière idée : l’esprit d’ouverture à la culture française, comme tradition du Collège Notre-Dame de Jamhour, est une constante dont j’ai été le dépositaire. C’est pourquoi l’honneur que vous me faites, je le partage avec les anciens recteurs, les préfets, les pères jésuites, entre autres, les célèbres Clément, Lagro et sa grosse Nana, le père Pélissier, les coordinateurs et les enseignants de toutes les disciplines (même ceux de l’arabe et de l’anglais), qui ont maintenu le français comme langue d’enseignement et de communication et qui ont fait et font de la culture française une réalité dynamique de tous les jours. Dans de tels moments, il est toujours délicat de citer des noms : pourtant je voudrai citer une seule personne, un vrai francophone, un puriste de la langue française, un père jésuite dans l’ombre qui aurait mérité cette décoration ; il s’agit de père Alex Bassili, vice-recteur du Collège.
III. Devant vous et devant une partie de ma grande famille, de mes amis et de la communauté éducative ici présente, et en recevant ces insignes, je ne peux que me rappeler certaines figures qui ont marqué mon éducation et ma culture françaises. Nos maîtres du passé sont en quelque sorte notre avenir, ce sont eux qui nous forment grâce à leur passion intellectuelle et à leur attention ; un penseur français aurait dit : « seuls les bons professeurs forment les bons autodidactes ». Il faut ici savoir que je viens d’une famille libanophone et que la langue française a été pour moi tout à fait une langue seconde ; il m’a fallu de la volonté, comme pour nombre de petits Libanais, pour que je me familiarise avec cette langue et que je l’acquière. C’est grâce à Lucie Boueiry, mon institutrice, devenue Sœur Lucie, - ma mère, ici présente, me le rappelait,- que j’ai appris l’alphabet au milieu des années 1950 et c’est elle qui m’a appris à composer un mot que ce soit en français ou en arabe. On me dit que j’étais toujours accroché à mes livres et cahiers et que je passais beaucoup de temps à dessiner et écrire et Sr Marie Denise, ici présente, aujourd’hui s’en souvient. Je ne me rappelle plus les noms de tous les enseignants de français qui m’ont soutenu tout au long de mon cursus scolaire. Je me souviens encore de trois professeurs de français qui m’ont marqué : A Bouar, mon village, Mme Formose Néaimé, lorsque j’étais en classes de 8e et 7e a marqué mon style et ma grammaire ; à Ghazir, au Petit Séminaire dirigé par les jésuites, M. Naïm Saadé était un maître hors pair et un bâtisseur de la personnalité francophone de l’élève et M Farid Mourad en 5e et 4e, entre les cours de latin et de français, nous fascinait par ses explications bien précises et ses envolées lyriques. Je me souviens que durant cette période, pendant les études du soir et les fins de semaine, j’ai lu les œuvres ou bien l’œuvre monumentale, les Thibault, de Roger Martin du Gard, auteur assez classique du XIXe et XXe siècle qui est tombé en désuétude, de nos jours. Un jour, pendant l’étude du soir, je fus appelé chez le père recteur du Séminaire, qui m’a dit qu’il fallait arrêter la lecture de romans pour que je fasse correctement mes devoirs, surtout ceux de mathématiques, et que le surveillant allait bien veiller à ce que je respecte cette interdiction et qu’il se devait d’espionner mes lectures. J’étais tellement épris de cette œuvre de plusieurs milliers de pages où les sentiments explosaient, les idées et les apophtegmes se relayaient, les trames annonçaient d’autres nœuds, que j’ai demandé après les menaces du recteur du Séminaire au père spirituel de m’installer dans la salle d’attente de son bureau pour terminer mon devoir de lecture et de culture, ce qui n’a pas plu du tout à notre cher surveillant. A vrai dire, je garde jusqu’aujourd’hui un vieux cahier où j’ai transcrit des dizaines de phrases qui m’avaient marqué à ce moment là, du genre : « les deux types de révolutionnaires sont les apôtres et les techniciens ». Cette idée m’a incité à devenir apôtre, quelque peu visionnaire, et quelque peu technicien. Je me rappelle également cette autre citation : « Où qu'il soit, où qu'il aille, l’homme continue à penser avec les mots, avec la syntaxe de son pays ». Celle phrase m’a déterminé à perfectionner ma connaissance de la langue arabe et à être traducteur, un passeur entre le français et l’arabe. Une dernière référence me revient : « l’intelligence doit vivifier l’action, sans elle l’action est vaine ; mais sans l’action l’intelligence est stérile ». Cette phrase qui peut marquer une existence entière m’a poussé, en me servant de la culture paysanne que j’ai reçue, à être un homme d’action, engagé dans l’immédiat, sans oublier que le but de cet engagement est d’aider la plante à grandir et à porter les bons fruits.
IV. Je retiens de tout ce qui précède et de mon expérience personnelle de la langue et de la culture francophone que l’apprentissage et la maîtrise d’une langue autre que sa langue maternelle, et de surcroît la langue française, est un signe de liberté et d’ouverture à une autre type de culture. On s’y accroche, même étant tout jeune, car elle fait de vous en quelque sorte un citoyen du monde, une personne humaine en dialogue avec d’autres hommes, abstraction faite de leur couleur, race ou religion ; elle vous apprend à être clair lorsqu’il faut l'être, partant du principe toujours actuel de Rivarol qui affirme justement que ce qui n’est pas clair n’est pas français. Le sujet y est premier et mis en évidence, ce qui place la personne humaine, le "je", dans une situation où il devient maître du jeu. Apprendre cette langue est une manière de faire honneur, non seulement à la République française et aux Français, mais aussi à notre mémoire de Libanais, à notre Histoire où le français, comme langue et culture, a accompagné, pendant plus de deux siècles, la naissance du Liban moderne et du Liban Etat. La langue française est une réalité libanaise historique et sociale avant d’être une langue à apprendre et à acquérir. A titre d’exemple, la cinquantaine de petites écoles francophones du Padre Joseph Delore, jésuite bien connu dans nos montagnes qui a formé durant les années 1920 à 1945 des générations de francophones ; feu mon papa Gériès, qui était l’un de ses élèves, me racontait la passion de ce maître pour le savoir, les devoirs religieux et l’apprentissage des deux langues arabe et française. Cela nous rappelle que l’histoire commune franco-libanaise n’est pas tissée d’événements historiques, mais d’imaginaire, de souffrances et de luttes communes comme l’histoire de ces résistants libanais du Kesrouan qui durant la première guerre mondiale rejoignaient les frégates françaises en haute mer afin de se donner les moyens de lutter et vaincre. Aujourd’hui, nous continuons l’ouvrage d’hier, non sans difficulté et au cœur même des mutations sociales et technologiques qui bousculent l’enseignement et l’apprentissage du français ainsi que celui des autres langues. Mais la volonté demeure intacte pour que la francophonie à la libanaise, par ses auteurs, jeunes et moins jeunes, reste particulière et bien vivante.
Monsieur l’Ambassadeur,
Chers
Amis,
V. Une décoration est en principe un témoignage de reconnaissance de ce qui a été fait ou réalisé à la fin d’une vie ou d’un parcours. Or je ne suis ni écrivain ni poète et il me reste quand même quelques années de travail avant d’atteindre l’âge de la retraite. Cependant des insignes comme les Palmes académiques vous tournent vers l’avenir et vous déterminent à continuer et à assumer vos responsabilités de service et d’action. C’est grâce à la collaboration de toutes et de tous, j’en suis sûr, que Jamhour et les écoles à programme français, dans le privé et dans le public, continueront leur mission éducative et francophone au service de la culture française, à Jamhour et au Liban dont l’ouverture culturelle et spirituelle demeure et demeurera un fondement de son existence.
Encore une fois, je remercie votre Excellence d’être parmi nous afin d’honorer la mission de notre Collège. Ces remerciements je les adresse à vous toutes et à vous tous qui m’avez entouré de votre affection et de votre enthousiasme pour que je puisse continuer à faire fructifier ma mission dans la construction et la formation du citoyen engagé de demain. Je remercie du fond du cœur plus particulièrement toutes les personnes qui ont contribué à l’organisation de cet événement. A la fin, comment ne pas remercier un Maître et un Chantre de la francophonie qui nous accueille aujourd’hui dans cette belle salle qui porte son nom et qui nous invite aussi au vin d’honneur ? J’ai voulu nommer Me Michel Eddé, ancien de Jamhour et Président de l’Amicale des Anciens du Collège.
Un dernier mot : notre combat continue pour le Liban de la différence et de la pluralité, là où la langue arabe a sa place et où la langue française -tout en cherchant la relative prééminence- travaillent pour le dialogue des cultures et la diversité linguistique. Puissions-nous tous continuer ce combat avec détermination et intelligence pour que le Liban de la culture, de l’esprit et des libertés, aidé par ses amis et surtout par la France, se relève de l’obscurité et de ses chemins de croix et qu’il retrouve sa vitalité et sa vocation d’être témoin de solidarité, de confiance mutuelle et de fraternité.