Mot de Josette
Triolet
à l'occasion de l'inauguration de la galerie
Jacques Triolet
le 21 novembre 2003
Dans ce couloir que son tablier blanc a si souvent traversé, où son trousseau de clé a si souvent résonné et où sa quinte de toux l'a quotidiennement arrêté dans sa course, se dresse une des ouvres que mon papa a patiemment montée : son musée.
Si je devais parler de plus de vingt ans de labeur je dirais ceci : lorsque j'étais jeune, nous restions, mon frère, mes sours et moi-même au Collège, avec papa, jusqu'au soir. Au départ, je ne comprenais pas encore pourquoi il lui fallait tant travailler, pourquoi il ne fallait pas que nous rentrions dans telle salle, ou que nous bousculions tel appareil. Bien plus tard, lorsque le travail fut accompli, il n'y avait plus de questions à poser.
Et quel travail ! Papa, qui avait reçu des mains du Père Madet, lors du transfert de la Faculté de Médecine, des reliquats (vieux microscopes, oscilloscopes, admirables kaléidoscopes), avait décidé d'en faire bon usage et lui qui aimait tant l'ordre, avait un jour porté son tablier blanc le plus usé puis il s'était approvisionné en papier-vitrier n°4 et n° 12 et en un produit magique dont il imbibait le coton et ses doigts ! Et il s'était mis à frotter, à racler à la main les coins, les courbures, les cylindres de ces appareils. Le P. Groiselier était là qui veillait à les remettre en marche. Après les appareils de physique, ce fut le tour des tubes en verre aux contours si artistiques dans lesquels il fallait faire passer acide après acide, parfois même du citron naturel suffisait, pour obtenir brillance et transparence.
Les appareils de physique dorés, les tubes de chimie nettoyés, il avait décidé de meubler les murs de "son" couloir de quelques recherches qu'il avait effectuées, de photos du vieux Beyrouth qu'il chérissait. Il transposait donc ses découvertes dans des tableaux qu'il écrivait aux "lettracets" avec le stylo n°4 et la règle percée n°6. Il créait aussi son dictionnaire des fruits et légumes du Liban avec leur famille, leur variété, leur genre, la partie comestible et la traduction en langue arabe (certains se souviennent encore des disputes houleuses concernant la terminologie française de la feuille de Mloukhieh !). A ce sujet, une anecdote me revient en mémoire : Bernard de Bonnevigne, qui aidait papa dans ses recherches et qui nous regardait étudier les après-midi, avait relevé des fautes d'orthographe dans ces fameux tableaux.. Il m'avait mise dans la confidence et, faisant mes premiers essais sur la machine à écrire, nous lui adressions une lettre vindicative à l'encontre de ces erreurs. Nous signions Jober (Josette et Bernard) ! Trois semaines durant, papa, furieux et amusé d'avoir été ainsi pointé du doigt, s'est informé, s'est inquiété de savoir qui se cachait derrière le M. Jober. Il a soupçonné le P. Dalmais. Il a pensé au P. Bassili. Il a accusé le P. Clément. Mais non personne, rien. Lorsqu'il apprit le fin mot de l'histoire, je vous prie de croire que nous avons été sommés, Bernard et moi-même, de corriger les fautes - ce que nous fîmes, bien sûr, avec son aide !
Puis, c'est la guerre ! Pour occuper ses mains, comme il aimait le dire, et parce qu'il devait se mettre à l'abri, il se munit de stylo à encre indélébile, il s'approvisionna en porte-négatifs et, sous les bombardements, à la maison ou au Collège, il visionna diapo après diapo, en recréant les légendes et les classes par thèmes dans des boîtes toujours numérotées n°8, n°12.
Ca y est ! Tout est rangé ou presque. Il ne reste que les quelques pierres qui sont au programme de géologie de la classe de 4e. Il ouvre un livre, vieux de Mathusalem, trouve le nom du fossile ou du caillou qu'il a entre les mains, s'extasie devant la longueur du mot, s'applique à le réécrire (toujours avec ses "lettracets" sur des étiquettes qu'il découpe et plastifie lui-même). Mais, pour joindre le mot à la pierre, il faut trouver des socles ! Et là, tout le monde est mis à contribution : sa femme, sa sour, ses amis, tous doivent lui ramener des couvercles de pots de confitures, des boîtes à cigare (notamment ceux de son beau-frère), des bouchons de bouteilles. Lorsque les matériaux sont rassemblés, ils sont inévitablement peints à la bombe. Trois jours plus tard, c'est la "pose de la pierre" : mélange de colles fortes, couvercles bleus ou noirs, fossiles, géodes, carottes, coquillages sont montés puis placés dans la vitrine.
Il est fier lorsque sa collection augmente d'un coquillage du Bengladesh envoyé par le P. Aucagne, d'un squelette entier de feuille morte récolté par sa fille, d'une pierre contenant de l'eau millénaire ramenée d'un voyage, d'un fossile découvert sur une falaise libanaise que ses anciens scouts arrachent au marteau et au burin lors de leurs excursions dominicales, d'un corail blanc acheté à une exposition, d'une vertèbre de baleine, d'une couleuvre de la forêt de Jamhour qui a eu le malheur de croiser son ami Bernard et qui, à présent baigne dans du formol, d'un héron, d'un écureuil que M. Akl s'empresse d'empailler. Les sculptures du P. Charvet viennent s'ajouter à sa collection : une main tenant une hache qui n'est pas sans rappeler sa main à lui arrachant le fossile de sa montagne.
Oui ! Tout était sujet à être exposé. Il fallait entretenir la curiosité des jeunes, répondre à leurs questions et puis, il ne fallait pas rester sans rien faire - il disait si souvent qu'il n'y a que les imbéciles qui s'ennuient ! Voilà pourquoi, au début de chaque année scolaire, au mois de septembre, il ouvrait ses armoires et vérifiait la solidité des étiquettes, nettoyait la couche de poussière, repassait à l'acide chlorhydrique ou à quelque autre produit une roche trop calcifiée.
Ce mois de septembre, les armoires sont restées fermées. jusqu'au moment où le P. Bassili a décidé avec Mme Marly Abi Hachem, enthousiaste et patiente à la fois, et aidés de quelques scouts toujours prêts, de sa sour chérie Claude, de refaire ce gigantesque travail de nettoyage et de remise à neuf. Nous les en remercions infiniment.
Certains diront que papa a beaucoup donné à ce Collège, c'est vrai ! Mais je sais aussi que ce Collège a beaucoup donné à papa.
Ma famille se joint à moi, aujourd'hui, pour le remercier de l'hommage qui est rendu à son travail !
Josette Triolet