« Un projet qui mobilise et qui s'actualise »
« Ce qui donne son sens au Collège Notre-Dame de Jamhour ce sont les personnes qu'il s'est donné pour mission de former ». Cette affirmation du Projet éducatif est une de celle qui m'interpelle le plus, parce qu'elle est à la fois profondément enracinée dans la tradition pédagogique de la Compagnie de Jésus et en même tant actuelle, toujours d'actualité.
Dans mon exposé, je vais vous parler du cheminement d'un groupe d'éducateurs qui, depuis l'année dernière, s'est fixé un double objectif : à la fois découvrir ou redécouvrir les principes de la pédagogie ignatienne et en même temps évaluer leur pratique d'éducateur et le fonctionnement du Collège à la lumière de ces principes.
Je vous parlerai d'abord de la genèse de notre démarche. Je vous présenterai ensuite notre travail actuel de relecture du Projet éducatif du Collège autour des axes « croire, savoir et servir ».
Pour conclure, j'évoquerai les perspectives d'avenir de notre cheminement.
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1.1 A l'origine, la force d'une parole
« Rendez à César ce qui est à César ». et à Père Victor Assouad ce qui lui revient. Il n'apprécierait peut-être pas que je le mentionne dans cet exposé, par humilité. Et pourtant, c'est lui qui est à l'origine, à la source de la démarche entreprise par notre groupe d'éducateurs.
En effet, à la rentrée de septembre 2000-2001, il anime une session de formation à la spiritualité et à la pédagogie ignatiennes. Ceux qui le connaissent, il y en a certainement beaucoup parmi vous, se souviennent de sa profonde humanité et de son charisme, de sa capacité à toucher l'autre par sa parole parce que sa parole fait corps avec tout son être, sa parole est vraie, authentique et passionnée.
Pétri de spiritualité ignatienne, père Victor nous révèle la fécondité de la pédagogie qui en découle pour notre pratique d'éducateur. J'ose dire « épris » de cette Compagnie de Jésus dans laquelle il s'est engagé, il nous parle avec chaleur de l'importance de l'engagement des laïcs, aux côtés des pères.
Au sein d'un Collège, les laïcs sont appelés à assumer eux-mêmes les principes de la pédagogie ignatienne et à être co-responsables de la transmission de cette tradition multiséculaire auprès des jeunes.
1.2 Une lente maturation
La flamme de père Victor ne nous laisse pas indifférents. Elle creuse en nous, laïcs, la soif d'approfondir notre connaissance de cette pédagogie dont il a su nous donner le goût et elle nous donne envie de répondre à son appel.
L'année 2000-2001 est une année de gestation. A travers de nouvelles rencontres avec père Victor et Georges Salloum, un projet mûrit.
Un peu ambitieuse, notre initiative s'articule autour de trois axes : favoriser la confiance entre éducateurs ; permettre aux éducateurs de se familiariser avec les principes de la pédagogie ignatienne (théorie) et les inviter à évaluer leur pratique ainsi que le fonctionnement du Collège à la lumière de ces principes ; enfin, agir ensemble.
Il est clair pour nous que cette initiative s'adresse à des éducateurs qui ont du souffle autrement dit qui sont prêts à s'investir, sur une base régulière et à long terme, pour vivre ensemble un cheminement de partage, de réflexion, d'action et d'évaluation.
1.3 Une première année de partage et d'autoévaluation
Il faudra attendre le mois de janvier 2002 pour que le projet voit le jour. Entre temps, père Victor nous a quittés et père Dalmais a accepté avec enthousiasme de nous accompagner. Autour de lui, une quinzaine d'éducateurs se laisse tenter par l'aventure, répartis en deux groupes, un au Petit Collège et l'autre au Grand Collège.
Avec un peu de recul, je peux dire que le cheminement de cette première année, comme toute première année, s'est effectué un peu « à tâtons ». Toutefois, nos rencontres régulières, une fois toutes les trois semaines, nous ont permis d'atteindre plusieurs de nos objectifs.
Lieux de parole libre, ces rencontres nous ont permis de partager les « joies » et les « difficultés » de notre pratique d'éducateur. Nous avons ainsi appris à nous connaître et, je crois, à nous faire davantage confiance. Nous avons également eu l'occasion de nous familiariser avec certains principes de la pédagogie ignatienne de façon très concrète, en nous demandant, à chaque fois, dans quelle mesure nous les mettions déjà en pratique, quels succès et quelles difficultés nous rencontrions dans leur mise en pratique et comment nous pouvions surmonter nos difficultés.
Nous avons ainsi découvert ou redécouvert que la pédagogie ignatienne nous invite à éveiller l'intelligence des jeunes qui nous sont confiés et propose des moyens pour y parvenir.
Nous nous sommes demandé si notre pédagogie est suffisamment active et inductive ; si nous essayons de susciter la création chez les jeunes ; si nous essayons de leur donner le goût d'apprendre, etc.
En fin d'année, la plupart des participants aux groupes ont émis le souhait de poursuivre le chemin ensemble, l'année suivante.
2.1 Le contexte du Jubilé
Le contexte du Jubilé a permis à notre cheminement de franchir une étape. En effet, comme le recteur l'a rappelé à plusieurs occasions, la célébration du Jubilé est l'occasion, pour le Collège, de faire un temps d'arrêt pour interroger le passé dans la perspective de mieux se projeter dans l'avenir.
Comme il l'a également souligné, une institution, a fortiori de nature pédagogique, est appelée à se "remettre en question" périodiquement pour être davantage fidèle à sa mission dans le futur.
Nous avions consacré l'année qui venait de s'écouler à évaluer notre pratique d'éducateur à la lumière des principes de la pédagogie ignatienne. En cette année jubilaire, nous avons ressenti le besoin « d'aller boire à la source » que constitue le Projet éducatif, texte fondateur pour le Collège, d'abord pour retrouver le sens de notre pratique d'éducateur, ensuite pour évaluer les moyens mis en ouvre par nos prédécesseurs pour réaliser les objectifs définis dans le Projet éducatif et enfin pour proposer des initiatives qui nous permettent de mieux accomplir la mission qui nous est confiée.
Logiquement, nous nous sommes proposés d'effectuer cette relecture du Projet éducatif à partir des trois axes qu'il trace : croire, savoir et servir qui sont aussi les trois mots-clés du logo du Jubilé.
2.2 Un temps fort pour commencer l'année
Fin septembre 2002, nous nous sommes retrouvés à l'occasion d'une session de formation pour resserrer les liens entre éducateurs, pour également « élargir le cercle » (une quinzaine de personnes « nouvelles » ont rejoint les « anciens ») et enfin pour lancer la nouvelle étape de notre projet qui s'enracine dans la célébration du Jubilé.
Cette session nous a permis de vivre un véritable temps de communion quand chacun de nous a été amené à répondre à la question suivante : qu'est-ce qui donne à ma pratique d'éducateur une dimension ignatienne ?
Nous avons surtout pris conscience que nous partagions une conception similaire du rôle de l'éducateur qui s'efforce de porter un regard positif sur chaque jeune, qui s'efforce également d'établir une relation personnelle avec chacun et qui s'efforce enfin d'accorder une attention très particulière aux plus « pauvres » des jeunes (les plus timides, les plus désemparés, les plus démunis, etc.).
2.3 A la base, une relation de confiance
Comme l'a si joliment résumé une éducatrice « l'élève doit sentir qu'on l'apprécie pour lui-même, en tant que personne. Il doit pouvoir s'adresser à notre bienveillance ». Réflexion ignatienne par excellence, qui rejoint d'ailleurs celle par laquelle j'ai choisi de commencer mon exposé.
La pédagogie ignatienne, en effet, insiste sur le rôle central que doit jouer le jeune dans son apprentissage. L'éducateur n'agit qu'en second, pour l'aider à progresser dans son évolution propre, à devenir « auteur de sa vie ».
Les pédagogies les plus modernes ne disent pas autre chose quand elles parlent de « pédagogie active » et de « gestion participative » de la classe, ce qui montre combien la pédagogie ignatienne n'a rien perdu de son actualité.
Ce renversement des rôles trouve sa source dans ce que père Dalmais nomme « l'optimisme de Saint Ignace qui croit dans les forces de l'homme, dans la réussite de l'exercice, dans la valeur de l'effort, effort qui pousse l'homme vers un idéal de beauté et de vérité ».
Né à la fin du Moyen-Age, Saint Ignace est un homme qui a su, dans sa pensée et son agir, comprendre et intégrer la révolution mentale que représente la Renaissance. La Renaissance, c'est l'affirmation du primat de l'Homme, l'optimisme quant aux capacités de l'Homme que l'on imagine presque infinies pour peu que celui-ci fasse l'effort d'étudier, d'acquérir des connaissances.
La pédagogie ignatienne invite donc l'éducateur à avoir foi en la capacité de chaque jeune à s'améliorer. Drôle de défi pour un éducateur ! Drôle de remise en question !
Dans quelle mesure partageons-nous cet optimisme ? Dans quelle mesure sommes-nous capables de continuer à porter un regard positif sur un jeune qui n'obtient pas de bons résultats et avec lequel nous avons des difficultés ? Un regard qui ne juge pas, un regard qui n'enferme pas, qui ne limite pas ? Un regard qui s'efforce, contre vents et marées, de voir dans ce jeune un homme ou une femme en devenir, riche d'un immense potentiel ?
Pas facile et pourtant, oh combien nécessaire. Car c'est à partir de cet optimisme « radical » de l'éducateur que le jeune va petit à petit devenir optimiste vis-à-vis de lui-même. C'est à partir de l'effort de l'éducateur qui s'évertue à découvrir chez le jeune le moins doué les possibilités de progrès et l'aide à les découvrir lui-même que le jeune prend conscience qu'il a des talents et qu'il a envie de les faire fructifier.
On l'aura compris : l'éducation repose sur une relation. Tout effort pédagogique ne peut porter du fruit que s'il s'appuie sur une relation de qualité, une relation de respect et de confiance mutuels entre l'éducateur et le jeune.
Et c'est à l'éducateur, l'adulte, celui qui mesure l'enjeu, de prendre l'initiative et de mettre en ouvre les moyens nécessaires pour établir une telle relation.
2.4 Une éducation à la liberté
Comme aime à le rappeler le père Dalmais, l'optimisme de Saint Ignace n'est pas un « optimisme naïf et béat » mais il s'accompagne de réalisme.
Saint Ignace sait en effet d'expérience que « l'Homme est fragile, qu'il n'y a pas de liberté toute faite mais des libertés qui se conquièrent peu à peu, qu'il faut éduquer en exerçant la volonté ». En cela, Saint Ignace diffère de la mentalité de la Renaissance et c'est cette différence, on va le voir, qui fait l'actualité et toute la pertinence de sa pédagogie.
Certains penseurs ont affirmé que la Renaissance est à l'origine d'un mouvement qui va progressivement conduire à l'athéisme moderne. En effet, au 16ème siècle, une forme d'humanisme incite l'Homme à acquérir un pouvoir, une puissance à l'image de celle de Dieu et ainsi à rejeter toute dépendance vis-à-vis de Dieu.
L'instrument de cette conquête de pouvoir, ce sont la science et la technique. La science doit permettre à l'Homme de connaître les lois du fonctionnement de l'univers et de son propre fonctionnement. Les inventions techniques qui en découlent doivent lui permettre de devenir maître de l'univers et de lui-même.
De façon insidieuse, l'Homme va s'habituer petit à petit à nier sa fragilité et à agir comme si elle n'existait pas. Il va également petit à petit s'habituer à aller chercher des solutions à l'extérieur de lui-même et perdre ainsi le goût de l'effort.
Pour l'Homme du Moyen-Age, la maladie et la mort font partie de la vie car il les côtoie au quotidien. A partir du 16ème siècle, l'Homme croit que la science et la technique viendront à bout de la maladie et de la mort - sans s'en rendre compte, il devient l'esclave de la science et de la technique.
Avec le 20ème siècle et ses catastrophes naturelles et humaines, l'Homme a pris conscience de ses limites et de celles du progrès technique. Confronté à sa fragilité et ne sachant plus comment la dépasser, il est bien souvent tenté par le désespoir.
Saint Ignace nous rappelle avec réalisme que la nature humaine est fragile mais que cette fragilité peut être dépassée, par le désir et la volonté et avec la grâce de Dieu. Autrement dit, c'est par l'effort de conversion intérieure que l'Homme devient vraiment libre, à l'image de Dieu. Toute la pédagogie ignatienne rappelle que le sens de l'effort est de permettre à chacun de devenir libre, auteur de sa vie, co-créateur de soi et du monde, avec Dieu.
La question de la relation de confiance et celle de la liberté sont tellement importantes que les trois groupes qui se sont constitués ont décidé de lui consacrer plusieurs rencontres, avant d'aborder les dimensions du « Croire », du « Savoir » et du « Servir ».
Nous nous efforçons actuellement (nous ne nous sommes réunis que deux fois depuis le début de l'année) de recenser et d'évaluer les initiatives mises en ouvre par le Collège pour favoriser une relation de proximité et de confiance entre les jeunes et les éducateurs comme par exemple le tutorat, les animateurs spirituels, les projets interdisciplinaires. Nous avons commencé à nous interroger sur les limites de ces initiatives et sur la façon de les améliorer. Nous nous interrogeons enfin sur la nécessité d'autres initiatives. Nous effectuerons un travail similaire concernant la « pédagogie de l'effort ».
Chaque groupe aura ensuite pour mission de réfléchir plus précisément autour d'un des axes du Projet éducatif - il y a donc un groupe « croire », un groupe « savoir » et un groupe « servir ». Et comme ces trois axes sont intimement liés l'un à l'autre, chaque groupe aura aussi pour mission de réfléchir aux liens qui unissent les trois orientations entre elles. et l'année se sera écoulée.
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Je vous ai donc parlé du cheminement d'un groupe d'éducateurs qui tout à la fois se familiarise avec les principes de la pédagogie ignatienne et s'efforce d'évaluer le Projet éducatif à la lumière de ces principes.
Je souhaiterais conclure en vous présentant deux perspectives pour ce cheminement, une à court et une à moyen terme.
A moyen terme, nous envisageons, en concertation avec le bureau de la formation continue, de partager avec l'ensemble des éducateurs le fruit de notre travail à l'occasion d'une matinée pédagogique.
A court terme, j'invite tous ceux que l'aventure tente et qui ont du souffle à nous rejoindre.
Katia Wehbé