Conférence du Professeur Joseph Maila, Ancien du Collège (Promo 66)
"Entre
identité et mondialisation : les défis de l’éducation au vingt et unième
siècle"
Monsieur le Ministre, Président de l’Association des Anciens de
Jamhour,
Monsieur le Président du Conseil d’Administration du Lycée
Libanais Francophone Privé,
Monsieur le Recteur du Collège Notre-Dame de Jamhour,
Monsieur le Conseiller culturel de l’Ambassade de France,
Madame le Consul de France,
Chère Madame Raymonde Abou,
Monsieur le Directeur du Lycée Libanais Francophone Privé,
Chers amis,
Mesdames et Messieurs,
C’est pour moi une très grande joie et un très grand honneur de me retrouver aujourd’hui à Dubaï à l’occasion de l’invitation qui m’a été transmise par Monsieur le président Varouj Nerguizian. Je voudrais en tout premier lieu le remercier de son invitation et lui dire combien je suis sensible à la dignité qu’il me fait de me demander cette conférence.
Je suis d’autant plus sensible à cette invitation que je retrouve ici, à Dubaï, au sein du Lycée Libanais Francophone Privé, toutes les valeurs fondatrices d’une exigence éducative d’excellence. Votre Lycée est en effet une école habitée par sa mission, dédiée à l’éducation des jeunes, tournée vers la formation des esprits, le service des élèves et leur bien-être grâce à une communauté d’enseignants imprégnée de l’esprit de la tradition du Collège Notre-Dame de Jamhour, dont je salue le Recteur, et de la dynamique novatrice de ceux qui ont compris l’esprit de ce temps mondial, fait de mobilité, d’ouverture et de culture d’entreprise. Ils ont tous su transporter ici, en Phéniciens modernes, leur savoir-faire, leur goût des échanges et leur soif de transmettre. Ils ont bénéficié à n’en pas douter du caractère bâtisseur, de la persévérance et de l’abnégation, en plus de sa compétence reconnue et louée, de Madame Raymonde Abou dont l’œuvre pionnière dans le domaine de l’éducation n’est plus à souligner. Je voudrais ajouter aussi que ce n’est pas sans émotion non plus que je me retrouve ce soir à Dubaï. Le petit Liban, non pas au sens du Mont-Liban, car c’est là une manière affectueuse de parler quand on évoque les communautés immigrées comme celle que nous constituons ce soir, est une manière de prolonger le Liban. Cette preuve supplémentaire que les Libanais portent le Liban et le transportent là où ils se retrouvent est une raison d’espérer et de croire que le Liban ne se rend pas. Il vit !
Mesdames et Messieurs,
Quelle meilleure introduction à notre sujet d’aujourd’hui que cette réussite déjà reconnue qu’est votre lycée ! Par quoi un tel Lycée est-il porté sinon par une compréhension profonde que la mutation qui affecte notre temps vise d’abord la formation, l’éducation, la transmission des connaissances et la préparation à affronter un monde où la compétence le dispute à l’innovation. Et quel meilleur symbole de ces changements qui affectent notre monde que le pays dans lequel nous nous trouvons et qui résume en lui-même, quand il ne les anticipe pas, les formidables transformations de notre époque à tous les niveaux. En réalité, par-delà les signes visibles des mutations technologiques, c’est au plan du savoir que se fait la véritable révolution qui bouleverse les mentalités et changent les perceptions et les valeurs. La société de la connaissance vers laquelle nous tendons, et dans laquelle aujourd’hui deux continents, l’Amérique et l’Europe sont engagées – mais il ne faut pas oublier une partie de l’Asie qui est déjà et avec force, dans la course – visent à se doter des meilleures structures d’enseignement, à s’assurer du financement de la recherche, à produire les brevets qui feront les technologies du futur, à créer des pôles d’excellence et à susciter des idées nouvelles.
La transformation des sociétés, jadis, était tributaire de la production des richesses en agriculture, puis dans l’industrie et dans les services. Aujourd’hui c’est celui qui détiendra les clés de la connaissance qui impulsera les véritables changements du monde de demain. C’est celui qui sera en pointe dans les sciences de la vie, de la matière mais aussi de la société et de son économie domaines de la culture et de la recherche, qui apportera des solutions pour un avenir où s’entremêlent problèmes environnementaux, questions d’énergie et d’alimentation pour une planète en croissance. Un politologue moderne a cru même distingué une différence essentielle entre les moyens traditionnels de la puissance (comme la force militaire, la puissance financière, le contrôle des espaces) qu’il appelle le hard power et ce qu’il appelle le soft power et qui serait le savoir-faire organisationnel, les nouvelles technologies informatiques, les modèles de gestion les plus performants. Une telle distinction est surtout essentielle en ceci qu’elle laisse penser que c’est celui qui arrive à imposer aux autres son modèle social, économique, scolaire, universitaire qui détient la véritable puissance. Ses normes triomphent ; elles sont copiées et suivies. Il devient un modèle à imiter et ce qui n’était au départ que des règles particulières, relatives à un pays, une entreprise, une firme internationale se transforme en normes suivies internationalement. Un exemple significatif est celui de la classification des universités qui, à partir de critères établis par les universités les plus puissantes, imposent aux autres de les suivre et d’entrer dans la compétition selon des règles établies par celles qui jouissent de la meilleure réputation. Ou bien encore ce que l’on appelle les « bonnes pratiques » dans les entreprises, les banques, les institutions internationales qui sont en réalité des codes, qui ont été appliqués dans les meilleures institutions et qui sont imités par la suite pour devenir des standards incontournables. C’est dans cette perspective que je voudrais situer mon propos. Si le mode du changement est véritablement la connaissance qui produit du savoir-faire au plan de l’organisation des sociétés, du savoir-créer au plan de l’innovation et du savoir échanger au plan de la circulation des idées et des modèles, qu’est-ce qui doit changer dans notre mode d’assimilation et de transmission des connaissances ? Et au-delà vers quel humanisme, ou quel déni, ou dénigrement d’humanisme, allons-nous ? C’est à ces questions que je voudrais m’efforcer de répondre. Mais avant de voir comment le changement a imposé de nouvelles normes de connaissance et de savoir, jetons un coup d’œil rétrospectif sur l’éducation classique. En quoi consistait-elle ?
La fonction classique de l’éducation peut se résumer en trois grandes directions :
D’abord, la formation intellectuelle. L’idéal du savoir humaniste classique vise l’être tout entier. Mais il tend également et surtout à la plus grande connaissance possible. Une formation complète dans l’apprentissage et la maîtrise de la langue, un passage obligé par les connaissances nécessaires dans les humanités, une maîtrise des opérations logiques et mathématiques. La formation de l’homme classique a longtemps reposé sur un système de savoir presque obligé, mais dont l’idéal restait celui d’un savoir qui tenait plus de l’acquisition de connaissances estimées indispensables pour avoir de la culture que sur une culture directement utilitaire. Il fallait doter l’homme de connaissances qui le rendent capable de comprendre le monde et de coopérer à son organisation mais aussi d’avoir un bagage culturel qui lui permettait de connaître des auteurs classiques supposés incarner un idéal de sagesse, d’humanité et de recherche du savoir.
La seconde dimension de l’éducation, on pourrait dire de sa fonction, consiste dans la formation de la personnalité et sa structuration. Le sens de la discipline, l’apprentissage de la vie avec les autres, toutes les formes de socialisation reposant sur les valeurs de travail, d’engagement et véhiculant des valeurs d’entraide et de responsabilisation, comme dans les mouvements parascolaires de jeunesse (scouts, guides etc...) concourent à la structuration psychologique et éthique de la personnalité. Ce sont là des valeurs qui sont essentielles à l’apprentissage de la vie et du travail en commun ainsi qu’à la formation de l’être social des jeunes comme « être-avec ».
Enfin, la troisième dimension de la formation repose sur la formation du sens critique. On le sait, et c’est l’une des caractéristiques de l’éducation francophone, organiser l’esprit de l’élève pour construire sa capacité à former un jugement, à opérer une synthèse critique ou à donner son avis sur des questions qui, en classe de philosophie notamment, deviennent des questions d’une incomparable complexité telles : la vérité, la guerre juste, le sens de l’histoire, la mort, Dieu est le véritable couronnement de l’éducation. Questions épineuses s’il en fut et dont le traitement reste aussi bien noté par rapport à la substance et au fond que par rapport à la mise en forme et à la démarche choisies par l’étudiant. Ces questions peuvent paraître trop compliquées, formelles à résoudre et de peu d’utilité dans le monde d’aujourd’hui. Outre la méthodologie interrogative et critique déployée pour les résoudre, elles demeurent indispensables pour initier à la réflexion dans un monde où les jeunes, plus que les autres classes d’âge, sont devenus des consommateurs sans beaucoup de distance par rapport à l’offre culturelle et intellectuelle qui leur est proposée.
De cette éducation résulte, au final, la formation d’êtres dotés à la fois d’un savoir d’honnête homme mais aussi, avec l’évolution de la vie moderne, en possession de tout le potentiel susceptible de les conduire vers une vie professionnelle réussie. Cette formation intellectuelle et de la personnalité se faisait jadis, il n’y a pas très longtemps encore, dans un contexte précis, plus limité qu’aujourd’hui. Le cadre était alors celui, restreint du pays dans lequel on vivait, avec une ouverture relative sur le monde extérieur et surtout sur un horizon de formation qui ne dépassait pas le cadre de l’État. De la sorte, l’éducation était finalisée à une intégration sociale et professionnelle propre finalisée au bien commun et à l’intérêt général.
Les objectifs de l’éducation aujourd’hui n’ont pas fondamentalement changé. Ils se sont complexifiés. Si la formation intellectuelle, la formation de la personnalité et l’apprentissage du sens critique sont restés les mêmes, les conditions dans lesquelles ils s’exercent se sont considérablement transformés. Notre idéal humaniste est entouré, presque porté, par beaucoup de technique. Nous exaltons l’homme et nous souhaitons en promouvoir la liberté mais nous sommes redevables pour notre enseignement, comme dans notre vie de tous les jours, d’un recours toujours plus accru à la machine. Si la technique nous libère, nous facilite la tâche, elle nous fait vivre forcément dans un monde déshumanisé et déshumanisant où les relations entre les hommes passent de plus en plus par la médiation des choses. Nous avons tendance, à juste titre à souligner les progrès formidables d’une technique qui nous aide, nous libère de l’effort et facilite notre travail, notre accès à l’information et nos recherches, mais prenons garde à ne pas tomber dans un monde où la technique non seulement finirait par nous asservir mais nous ferait perdre tout sens critique. Nous avons, par exemple, tendance à prendre les informations qui nous viennent par le biais d’Internet, et du seul fait qu’elles nous viennent par ce biais, presque mécaniquement pour des vérités. Nous ne nous posons plus la question de la source de nos informations. Il nous faut rester vigilant sur le savoir : la manière dont il se construit et la manière dont il est transmis. Indépendamment toutefois de notre rapport à la véracité de ce qui nous est transmis, souvent de manière anonyme, prenons garde à ce qu’une technique n’est jamais neutre. Un instrument, le plus mécanique soit-il, est un objet culturel. Une voiture, un ordinateur, un avion ne sont pas seulement de purs moyens sans conséquence sur nos comportements. Ils modifient nos comportements, changent notre manière de voir le monde, transforment nos relations. Le grand défi à venir sera de maintenir l’idéal humaniste, critique et responsable face à l’envahissement de la technique qui nous rend dépendant, plus critique et comme inconscient que, loin d’impulser les changement nous sommes si l’on peut dire changés, transformés à notre insu. Garder la maîtrise des moyens pour garder le sens des fins : telle doit être notre première vigilance.
Une deuxième vigilance qui est un vrai questionnement dans l’œuvre d’éducation est de savoir ce que l’on veut former dans l’homme : tout l’homme ou l’homme professionnel. L’une des caractéristiques de l’éducation classique était son ambition totalisante : former un homme qui sous tous les aspects du savoir, du comportement et des idéaux soit un homme responsable, qui sache faire usage de sa liberté à la lumière des connaissances acquises. Posons-nous la question : est-ce cela que nous ambitionnons toujours ? Former un homme de plénitude si l’on peut dire. Ou bien devant les nécessités de faire des choix, de choisir son avenir, de céder à l’utilitarisme ambiant avons-nous renoncé à cet idéal humaniste global pour privilégier l’homme parcellaire et favoriser presque exclusivement dans une vie humaine le métier, la profession. Fera-t-on des études en fonction d’un idéal de formation professionnelle d’abord, ce qui suppose une orientation éducative déterminée et des choix pédagogiques, pour devenir dans la vie une femme ou un homme « pour un métier » et non une femme et un homme formés pour assumer la vie sous tous ses aspects. Ce serait là vraiment un paradoxe, au moment où se créent dans les universités des sections pour assurer une éducation dédiée à ceux que l’on dit appartenir, un peu rapidement, au « troisième âge » que d’orienter les jeunes en fonction de métiers le plus souvent lucratifs, plutôt qu’en fonction des exigences éducatives et des vocations individuelles. C’est ce que beaucoup de parents demandent aujourd’hui à l’école : savoir choisir pour leurs enfants des voies qui favoriseront comme une spécialisation intéressée en faisant le tri dans les têtes entre le savoir utile, celui qui sert et servira et, celui inutile, qui instruit certes mais que nos contemporains estiment qu’il n’est d’aucune utilité immédiate.
Cette distinction est induite par l’évolution moderne. La question est là encore celle de savoir pour quel milieu nous formons, à présent, nos jeunes gens et jeunes filles. Le choix pourra vous paraitre brutal : les formons-nous pour un marché ou pour une société ? Les formons-nous pour être des citoyens, de leur pays et du monde, ou pour être des consommateurs allant de marché en marché, pérégrinant entre les bonnes occasions de carrière et les belles opportunités de consommation et d’acquisition ? Si on ne veut pas que nos enfants soient des enfants pour le marché et la consommation, il faut leur inculquer la différence entre un marché et une société dans un temps où le monde est vu comme un grand marché. Un marché est un espace réel ou virtuel dans lequel l’homme se présente essentiellement sous la capacité de son pouvoir d’achat et considère que son objectif est le gain et que la vie avec les autres est finalisée à cet objectif. A l’inverse, une société est un lieu réel où s’exprime le vivre ensemble d’êtres qui ont décidé de se reconnaître comme d’égale dignité et titulaires de droits égaux. Le vouloir vivre en commun d’êtres égaux s’appelle la solidarité alors que la seule perspective économique fait des consommateurs potentiels. Le ciment qui lie les citoyens s’appelle la solidarité alors que la règle du marché s’appelle la compétition. Les citoyens obéissent tous à la même loi, là où le marché varie en fonction de l’offre et à la demande. Il ne s’agit pas bien sûr d’opposer marché et société. Ils sont bien entendu complémentaires. Mais ils sont aussi distincts, chacun assumant sa propre fonction. Or la fonction première de l’éducation consiste à former les citoyens de demain dans la perspective d’une citoyenneté pleine et responsable.
Quels sont dès lors nos défis pour le monde de demain ? Quelle doit être notre formation, notre éducation au sens large du terme pour que nous soyons à même de permettre aux futurs citoyens responsables que sont nos élèves et nos étudiants de se confronter aux exigences du monde qui vient. Parler d’exigences ici c’est parler de défis susceptibles en fonction de l’éducation reçue d’être précisément relevés. Les défis qui sont les nôtres, il faut le préciser, ne sont pas des obstacles qui nous seraient extérieurs ou étrangers. Car c’est nous qui sommes à la source des problèmes qu’il nous faut résoudre : introduire des règles dans le désordre économique et social contemporain, lutter contre l’analphabétisme, contre la pauvreté, humaniser la mondialisation et la civilisation technicienne qu’elle suscite. L’éducation tend précisément à transmettre les connaissances et les attitudes nécessaires pour parvenir à résoudre les dilemmes dans lesquels nos sociétés se sont enfermées et nous doter de la culture et du savoir indispensables pour affronter l’avenir.
A cet égard, la première des exigences qu’il faut nous imposer c’est de combiner un double regard sur le monde et de nous considérer d’ore set déjà comme ayant une double citoyenneté. Il faut de plus en plus savoir être citoyen de son pays et citoyen du monde. Il est vrai que les deux choses ne sont pas si simples. Si être citoyen de son pays peut paraître anodin (encore certains pays comme le Liban ont du mal à inventer cette première citoyenneté interne), se sentir appartenir à un monde plus large se penser comme responsable de son devenir est plus difficile à percevoir et à comprendre. Cela suppose que l’on combine deux identités, l’une nationale et l’autre globale, mondiale, et que l’on se sente concerné par les problèmes des autres. C’est aussi poser la question de la coexistence avec d’autres modes de vie, d’autres cultures, d’autres systèmes de valeurs. Nous n’avons plus le choix : nous sommes aujourd’hui condamnés à nous engager dans notee²espace propre mais nous ne pouvons ignorer la mondialisation qui nous affecte dans notre vie de tous les jours. On l’a souvent dit il faut agir local et penser global. La mondialisation c’est la fin des cloisonnements spatiaux, c’est la contraction de l’espace. Le monde est devenu géographiquement proche. Il s’est unifié pour ainsi dire. Il est vrai toutefois que ce décloisonnement opère plus pour les biens économiques et les flux financiers que pour la circulation des hommes. Mais il est vrai aussi que sous les contraintes du marché nous devenons tous des migrants. Sous l’’angle du savoir, il y a un appel à l’importation de l’intelligence. Ce « brain drain » est pour les pays qui en bénéficient un « brain gain ». Mais nous ne devons non plus oublier cet aspect insupportable de la mondialisation qui voit des populations tenter par tous les moyens d’émigrer et qui souvent meurent en traversant de manière illégale les déserts et les mers. Quoi qu’il en soit, nous devenons de plus en plus dans ces nouvelles réalités des résidents provisoires. Dans le contexte libanais, nous croyons savoir ce que toute cette mobilité veut dire. Car la société libanaise a connu très tôt l’immigration. Mais attention, ici les concepts sont différents. L’émigré, la plupart dans la plupart des cas, est celui qui est parti contraint par la guerre, la faim, le manque d’opportunités de travail ou à cause de qualifications qui ne trouvaient pas à s’employer. Souvent, lorsque le Liban célèbre parfois bruyamment la réussite de certains de ses émigrés, je ne peux m’empêcher de penser qu’il y a quelque chose de triste, peut-être même d’indécent, à célébrer ceux que l’on poussé un jour à partir. Non, la nouvelle migration est différente. Elle est et sera de plus en plus par les nécessités du travail et des contraintes économiques au plan mondial. Nul ne pourra plus être confiné dans son pays, ni même dans son aire géographique d’origine. Comment, dès lors, continuer à éduquer avec comme seul horizon le pays étroit, la nation ou même la région alors que la vocation de l’homme de demain c’est de répondre à l’appel du large !
Un deuxième défi me parait important à souligner qui appelle à une deuxième exigence. Il nous faut garder à l’esprit que le monde dans lequel nous sommes n’est pas, en dépit des apparences, une réalité homogène. Il y a des mondes dans le monde. Des mondes culturels, bien entendu, qui vivent chacun à son rythme. Nous sommes dans le même espace, nous ne sommes pas dans le même temps, même si la mondialisation, grâce à la révolution de la communication, contracte aussi le temps. Car nous le savons : nos sociétés ne vivent pas au même rythme, elles ne perçoivent pas les mêmes enjeux dans les événements du monde et n’ont pas les mêmes réactions face à eux. Deux attitudes se partagent la planète, selon l’expérience historique des peuples qui la composent. Une première partie du monde, le monde développé a réussi à vivre une transformation continue, à intégrer le devenir et l’idée du changement comme la norme et la règle d’aujourd’hui. Ce monde a mis en conformité son mode de vie et ses valeurs avec ce changement perpétuel. Ce monde dit, en quelque sorte : « je change donc je suis », pour paraphraser la phrase célèbre de Descartes. Depuis la Renaissance jusqu’à la révolution industrielle en passant par la révolution française, l’Occident, puisqu’il s’agit de lui, ne peut se résigner à l’idée que le monde s’arrête de progresser, tant sur le plan scientifique qu’au plan social. Il considère le devenir, l’action, le progrès, le changement comme la condition normale de la vie sociale.
En face de lui, un autre monde est, quant à lui, plus réticent au changement, et le perçoit le plus souvent comme une remise en cause de son identité. Face aux bouleversements du temps, de la société, de ses valeurs et des mœurs, le monde des sociétés du Sud, plus traditionnelles, réagit avec vigueur. La crainte de voir ses repères culturels, son mode de vie et son identité s’éroder faces aux attaques d’une mondialisation corrosive l’amènent à opposer de la résistance au changement. « Le monde change, il faut que je résiste » : tel pourrait être son mot d’ordre. C’est là, on le sait, l’une des sources d’un radicalisme que nous connaissons bien dans la région. Certains partis, certaines factions religieuses, tirent de leur identité un moyen de résistance et mettent en avant des valeurs propres à leur patrimoine culturel cultuel pour s’opposer aux changements brutaux induits par la technique. Cela ne veut pas dire qu’il y a un refus du progrès ou de la modernité. Au contraire. Mais simplement, un refus d’introduire des modes de vie et de culture étrangers à la culture locale. Une sensibilisation au pluralisme culturel réactions doit être rendue compréhensible par une approche éducative adaptée. En l’occurrence, ce que nous appelons « dialogue des cultures » ou « dialogues interreligieux » sont des approches nécessaires pour bien comprendre – et accepter – la diversité du monde dans lequel nous vivons. Mais cela ne veut pas dire l’acceptation du radicalisme et du fanatisme. Cela signifie, en priorité, l’apprentissage du respect et de la reconnaissance des convictions et des croyances de l’Autre. Le problème n’est pas seulement de vivre dans un monde pluriel et différencié car on peut y vivre dans l’indifférence ou dans l’hostilité comme dans la coopération. Tout le problème est de savoir ce que l’on fait de ces différences. Sont-elles des motifs de condamner, d’ostraciser ou de s’éloigner même poliment ou doivent-elles être le point de départ pour une reconnaissance de la dignité humaine dans ses expériences culturelles différentes ? Toute la difficulté de demain est là : comment reconnaitre l’un sous le multiple, comment trouver la même humanité dans les visages si différents que nous côtoyons tous les jours. Si nous n’apprenons pas à vivre avec nos différences, alors nos différences vivront sans nous, de leur propre vie, c'est-à-dire qu’elles finiront par nous séparer. Il faut le dire aux générations qui montent : le repli identitaire sur soi et la volonté de vivre entre soi ne mènent qu’à la création de ghettos. On ne peut plus vivre dans un monde ouvert en nous refermant sur nous-mêmes. La multi-culturalité est devenue l’expression de la pluralité. Mais l’inter-culturalité, le brassage de nos différences et le métissage des identités, doit devenir le moyen de toujours plus affirmer notre unité.
Reste enfin, une dernière dimension induite par la mondialisation : celle de la responsabilité. Éduquer à la responsabilité. En quoi une telle exigence serait-elle nouvelle ? N’est-ce pas là le sens obligé de toute éducation véritable : amener l’homme à s’assumer et en s’assumant assumer ses actes ? Certes, mais la question se complique aujourd’hui. Car, par plusieurs aspects, la mondialisation et ses effets sont des processus silencieux. Le paradoxe de la mondialisation, et même son aspect important, c’est qu’elle est un processus sans sujet. Les choses s’imposent à nous. Le progrès technique nous a amené la communication électronique et l’interconnexion, les facilités de déplacement, un accès prodigieux à l’information, une explosion des échanges, le développement jamais vu de pays jadis dits pauvres ou peu développés et que l’on appelle aujourd’hui, comme pour pointer leur avenir prometteur « pays émergents ». Certes. Mais qui régulera tous ces processus ? Qui est le sujet qui conduit et maîtrise tous ces changements objectifs qui s’annoncent ? A-t-on à faire avec la mondialisation à une machine sans conducteur, à un supersonique sans pilote ? Peut-on se résigner de ces effets pervers et négatifs qui l’accompagnent : l’aggravation des conditions de vie des plus pauvres, l’augmentation de la pollution, le réchauffement climatique, la déforestation la diffusion de pandémies, la disparition de certaines espèces animales. Tout progrès a sa contrepartie. Les avantages et les retombées positives de la mondialisation sont « corrigés » par la révolte de la nature qui proteste contre le sort qui lui a été fait. Et d’ores et déjà se prépare la révolte des hommes. Un comportement responsable s’impose, dès à présent, à nous si nous voulons préserver notre terre, notre « terre-mère » dirait Edgard Morin. C’est à une révision de nos attitudes de travailler, de consommer et de nous comporter qu’une véritable éducation, totale, de tout l’homme doit appeler. Tout commence par l’éducation. Tout continue par elle. De la manière dont nous nous éduquerons et éduquerons la génération d’aujourd’hui dépendra les conditions de vie du monde de demain. C’est dire notre responsabilité planétaire, engagée au plus près des réalités locales mais pour les équilibres du monde global.
Joseph MAILA