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Nous du Collège - N 302 - Mars 2025
Introspection L’école sur fond de guerre Dossier
Afin d’avertir avec exactitude les personnes les plus qu’ailleurs ! La route de Kahalé-Araya étant constamment
exposées, elle détermine aussitôt, sur le plan décrit surveillée par les drones. Plusieurs fois en deux mois, des
plus haut, les domiciles des uns et des autres et pouvait frappes ont visé des véhicules empruntant cette route. Des
ainsi, en traçant la droite, calculer au centimètre près les bâtiments de Jamhour, on a pu voir le lieu de la frappe, les
distances entre la cible et chacun des domiciles amis. secours arriver et la circulation bloquée quelques heures.
Les nuits de frappe se succèdent invariablement ainsi : Par ailleurs, les trajets en voiture prennent des allures de
alerte, cartes superposées, puis message personnalisé rallye, et pour cause, la route de Jamhour vers le littoral
« Attention Samira*, c’est à 432 m de chez toi, Siham*, s’ouvre sur un panorama de la banlieue sud de Beyrouth.
rawa2 tu es à 641m, etc. ». Il faut savoir aussi que les Et le conducteur de s’agripper alors à son volant, fixant
groupes WhatsApp ont constitué un soutien de taille, Dahié plus que la route, et accélérant plus que permis,
grâce auxquels chacun a pu exprimer ses sentiments, ses invoquant tous les saints à la fois pour ne pas croiser la
peurs et ses espoirs, avec la satisfaction de savoir que les route d’un milicien transportant on ne sait quoi !
autres ressentaient la même chose. Aux abords de Dora, la tension du conducteur chute d’un
Les uns encourageaient les autres, lançant au passage une cran, il peut enfin se détendre et reprendre son souffle. Il
boutade ou partageant les caricatures et les montages arrive alors à regarder les devantures des boutiques et le
dont nous sommes friands, une façon dérisoire de flot de la circulation lui rappelant la vie d’avant.
conjurer la peur. Avec un peu de recul et en pensant à chacun de ces
Le lever du jour semble effacer les angoisses de la nuit. moments, on est surpris de notre capacité d’oublier pour
Étrangement, chacun reprend le cours de sa vie, et son avancer. Mais l’oubli occulte la prise de conscience et
activité professionnelle avec entrain. En cas de nuit l’esprit d’analyse. L’oubli est dangereux, il nous a empêchés 69
particulièrement violente, le ministère de l’Éducation de construire un pays durant plus d’un siècle.
suspend les cours en présentiel, les enfants poursuivent * Par souci de discrétion, les prénoms ont été changés, les personnes
alors, presque normalement, leur apprentissage en ligne. concernées se reconnaîtront certainement !
Certaines matinées sont plus violentes à Jamhour NC- BCP
Se remémorer ou oublier ? telle est la question
« Le temps guérit » alors que les blessures Oublier cette guerre meurtrière reviendrait à rayer
profondes sont toujours omniprésentes l’enfance, les souvenirs, et le vécu d’une génération
dans mon pays, depuis le 13 avril 1975. Le temps écoulé entière, comme si la seule chose qu’elle ait connue est
n’a pas apaisé les souffrances mais a plutôt remué la guerre. Il ne faut pas oublier les mères forcées de se
le couteau dans la plaie de chaque Libanais. « Il faut séparer de leurs jeunes fils envoyés au bourbier de la
dépasser ces évènements, ne jamais les mentionner, guerre et qui, jusqu’à présent, attendent leur retour,
et pardonner à mon ennemi » tandis que la guerre du toujours dans le déni de leur disparition ou de leur décès.
Liban est un passé qui ne passe pas et qu’il ne faudrait Il ne faut pas oublier les Libanais morts d’amertume
jamais oublier. après avoir compris que la justice ne punirait jamais les
On a cru que les vainqueurs écriraient l’histoire, mais bourreaux de leurs parents et de leurs enfants.
tous les camps ont souffert des horreurs sans qu’il n’y ait Il ne faut pas oublier les multiples tentatives de démentir
de gagnant. Oublier la guerre reviendrait à nier la mort, l’histoire de notre pays. Il faut faire en sorte que la mort
la disparition et la souffrance de centaines de milliers de ne soit pas anodine en la commémorant dans les livres
Libanais. Oublier la guerre reviendrait à réfuter la vision d’histoire : la guerre est un suicide collectif, volontaire/
d’un grand-père, les yeux remplis de larmes, des larmes une autodestruction où d’innocentes victimes de tous
coulant sur des années de travail acharné parties en les camps se mêlent involontairement. Notre génération
fumée. Oublier, c’est négliger la tristesse d’un petit devrait être une génération de paix et de justice et non
garçon ayant vécu toute son enfance dans son pays et pas une génération de guerre et de vengeance. C’est de
qui se retrouve à présent face à la destruction complète cette pensée-là que la Suisse de l’Orient « renaîtra de
de sa ville, devant l’effacement total de toute preuve de ses cendres » tel le phénix.
son jeune vécu. Nay Nassar Te1

