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Nous du Collège - N 294 - Février 2021 Carnet de famille 91
Adib Chkeiban ou l’éducation,
principale résistance
Le faire-part avait bien dit : « En raison des
circonstances actuelles, la famille regrette de ne
pouvoir recevoir les condoléances et remercie
tous ceux qui s’associeront à leurs prières ». Mais
je n’allais pas me laisser faire, ce ne serait pas
la première fois que je ne respecterais pas les
consignes de M. Chkeiban, ce serait ma manière à
moi de lui rendre un dernier hommage.
Je me rendis donc résolument à l’église en me
disant que je me glisserais dans la pénombre
sans me faire remarquer pour ne pas exciter son
courroux et déclencher une dernière fois une des
grosses colères dont il avait le secret.
Adib Chkeiban est un chêne de l’enseignement.
Détenteur de quatre diplômes : français, droit,
histoire-géographie et sciences politiques, décoré
des Palmes académiques françaises et de l’Ordre
des Maaref libanais, il mettait son érudition et sa
culture à portée de main de ses élèves pour leur
faire aimer la matière et transformer chaque cours Si Jamhour m’était conté, page 222.
en une aventure colorée et bruyante à travers
les méandres de l’histoire. En plus de soixante
ans d’enseignement, énormément d’histoires et hôtel désaffecté composé de trois petits bâtiments,
d’anecdotes pourraient être écrites sur lui ; mais ce à quelques centaines de mètres de Notre-Dame de
n’est pas de l’enseignant que je veux parler, c’est la Délivrance. Pour arriver à gérer au pied levé un
l’éducateur résistant que je veux évoquer. collège de plusieurs centaines d’élèves, en pleine
Adib Chkeiban, l’enseignant, aura marqué des guerre, avec très peu de moyens et énormément
dizaines de générations mais il est une génération de risques, il fallait un leader d’exception et un
qui lui doit beaucoup plus, la mienne, la génération administrateur courageux ; cet homme fut Adib
de la guerre. Chkeiban, soutenu par l’inégalable Antoine Azar
La situation scolaire en 1976 ressemblait un peu à et fort du soutien sans faille de Abouna Abdallah
ce que nous vivons aujourd’hui. Écoles fermées, Dagher. La tâche était énorme, les difficultés peu
enfants non scolarisés, échéances reportées, et, communes, mais il les surmontait toutes avec
en prime, insécurité, routes coupées et zones beaucoup de courage et d’abnégation. Comment
encerclées. Beaucoup d’écoles fermaient, les assumer la responsabilité de notre éducation dans
enfants étaient laissés un peu à eux-mêmes, les un monde pris en pleine folie meurtrière ? Pour
parents s’arrangeaient comme ils pouvaient. Nous arriver à l’école, il y avait trois autocars, mais bien
avions même droit à des cours sur Télé Liban, souvent ils n’arrivaient pas tous à l’heure, soit à
l’ancêtre du online, mais tout cela n’était pas cause d’un franc-tireur qui décidait de bloquer la
extrêmement satisfaisant. route de Baabdat, ou d’un artilleur qui bombardait
Les Pères de Jamhour, avec quelques enseignants, la zone de Antélias-Naccache.
ne l’entendaient pas de cette oreille, ils organisèrent C’est étonnant que Adib Chkeiban soit parti le jour
la résistance. Si on ne pouvait plus emmener les de la fête du drapeau. Le 22 novembre 1976, vu que
enfants à l’école, eh bien, on allait emmener l’école les élèves avaient perdu beaucoup de jours de travail
aux enfants. depuis avril 1975, M. Chkeiban décida de nous faire
C’est ainsi que vit le jour, en pleine guerre, travailler le jour de la fête. Cela n’était pas du goût
Jamhour-Bikfaya à la Villa Dagher. La villa était un des élèves qui voulaient profiter d’un jour de congé

