Page 31 - Nous 296
P. 31
Nous du Collège - N 296 - Mars 2022 Kaléidoscope scolaire 31
o
Je me souviens...
« Je me souviens... » ou écrire à la manière de Georges Perec
en 3 , à la fin d’une séquence consacrée à l’autobiographie.
e
Je me souviens de ma première peur bleue. le plus droit possible quelque chose ne cessait
J’avais treize ans. Je revenais du collège après de me projeter sur le côté. Elle me manque !
une journée épuisante, comme chaque jour, je Ma haine et ma frustration se changeaient en
m’enfermais dans ma chambre pour faire mes larmes pour redevenir haine et courroux à chaque
devoirs. Depuis un mois, ma mère s’absente nouvelle connexion que j’établissais par le biais de
fréquemment, elle travaille à la « NASA ». souvenirs et de remémorations de bons moments
Dernièrement, elle a contribué à la construction passés ensemble. Je revenais à la maison, ne
et au développement de matériel innovant, elle pouvant ni me mettre en tête ce cauchemar,
travaillait sur un projet qui consistait à parfaire ni croire à cette nouvelle, mais du moins, me
une fusée qui pourrait arriver sur la lune. Cette persuader qu’il s’agissait d’un mensonge. Le
dernière prit son envol ce matin ! Comme ma surlendemain matin, sombrant toujours dans mon
mère n’était pas là, ma grand-mère s’était donc désespoir, ma grand-mère qui était au plus mal
chargée de me superviser. me remit une boîte. Elle prononça uniquement
Vers la fin de l’après-midi, je perçois quelques ces mots : « ta mère m’a chargée de te donner
gémissements provenant de la cuisine où ma grand- cette boîte si elle ne revenait pas. » Je n’eus pas
mère était installée, ces gémissements devinrent le courage de l’ouvrir directement. J’éclatai en
plus forts plus fréquents et s’accentuèrent encore sanglots. Quelques minutes plus tard, j’ôtai le
puis se changèrent en cris. Je m’étais levée de ma couvercle et je vis des cassettes numérotées de
chaise brusquement et accouru la rejoindre. Je un à quatre. Un mot était écrit dessus : « je serais
m’approchai d’elle, elle me serra fort contre elle. toujours avec toi. » Aussitôt je me levai de mon
Elle me l’annonça. Cette nouvelle pénétra comme lit, pris ma veste, enfourchai mon vélo, agrippai
une flèche dans mon cœur. À cet instant, plus mon lecteur à cassettes avec les écouteurs, puis je
rien n’avait d’importance dans ma vie. J’ouvris me dirigeai vers le coin de la rue où se situait un
la porte de la maison brusquement et je courus, café. Ce café traditionnel où, chaque dimanche
comme pour échapper à la réalité, comme pour matin, ma mère et moi bavardions autour d’un
ne plus exister. Cette peur vague de l’inconnu, bon chocolat chaud, de multiples sujets, nous
cette peur de la solitude qui redoute confusément débattions des idées contraires qui finissaient
mille choses m’envahit. Ma mère était bloquée toujours par se rejoindre.
dans son voyage vers l’inconnu. À peine était-elle Je pris place, commandai ce fameux chocolat
arrivée à son but que des complications surgirent. chaud, et je me lançai. Autour de moi, les gens
Les chances de son retour étaient infimes et bavardaient, mais je n’écoutais que la voix de ma
dépendaient du plan de secours, selon les dires mère, les doux mots qu’elle prononçait ; les bruits
des responsables de la communication de la autour ne finirent par se réduire qu’à des bruits de
mission spatiale. fond, animés de temps en temps par un vif éclat
Mais cette affaire pendra au minimum une de rire. On peut avoir dix pères mais on a à jamais
semaine avant de s’achever. J’essayais de me tirer une seule et unique maman, et, lorsqu’elle part,
hors de l’abîme dans lequel le destin de la vie on est amputé d’une partie de soi pour laquelle il
m’enfonçait, pourtant j’ai beau agripper le volant n’existe aucune prothèse.
Charelle Nawar 3 4
e