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Nous du Collège - N  296 - Mars 2022                          Kaléidoscope scolaire                       33
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          « Bonne nuit ma chérie ». Ces simples mots,           La nuit est depuis longtemps le moment de la
          presque imperceptibles, chuchotés à mon               journée où je réalise le plus de choses.  Je ne
          oreille furent la dernière chose que j’entendis       souffre pas d’insomnies, au contraire, je ne dors
          avant de m’endormir. Ou plutôt avant que              que très peu et volontairement. Pour comprendre
          le noir ne tombât et que mon cauchemar                pourquoi, il m’a fallu exhumer de ma mémoire un
          ne commençât.                                         poignant souvenir qui a marqué ma vie.
          Je m’allongeais dans mon lit attendant                Il  était  minuit,  dans  un  Paris  assombri  par  les
          que le sommeil vînt à moi avec la patience            attentats, et mes yeux ne se fermaient pas. J’étais
          d’un petit enfant qui déballe un cadeau.              terriblement angoissé par l’idée de la mort fatale
          Mais ce soir, le sommeil ne vint                      et je voyais, dans le lit d’à côté, mon frère dont le
          pas, les rêves ne me visitèrent                       sommeil semblait paisible et profond, bercé dans la
          pas et le cauchemar s’invita.                         douceur de ses rêves. La lumière qui provenait d’une
          Un cauchemar éveillé. Je le                           bougie placée au sol m’aveuglait, et l’obscurité que
          vivais, assise là, toute seule dans                   montrait la fenêtre créa en moi un vide étonnant.
          le noir. Un noir grand, trop grand même. Un noir      Les bruits lointains de tirs de pistolet que j’avais
          qui m’engloutissait, m’envahissait toute entière,     entendus quelques heures auparavant me hantaient
          moi la petite créature frêle à peine plus haute que   et je m’imaginais à la place des victimes. Cette
          trois pommes. Ce noir trop noir. On ne pouvait le     catastrophe était pour moi trop grave pour ne pas
          sonder ni même l’approcher. Son manteau vous          me poser des questions. Avez-vous idée de la mort ?
          enveloppait tout entier. Un manteau que les peurs     Comprenez-vous la gravité de l’attentat ? et en
          les plus secrètes et les angoisses les plus profondes   plein  milieu  de  Paris  ?  Je  ne  pouvais  pas  dormir
          tapissaient. Le manteau du soir. Le manteau du        tranquillement alors que des familles perdaient
          noir. Les yeux grands ouverts, je ne voyais rien.     des êtres chers. L’idée de descendre dans la rue,
          Comme il est grand le mystère de l’Invisible ! Avec   minuit passé, me passa par la tête, mais c’était
          mes pauvres yeux humains qui ne voyaient ni le        trop dangereux de risquer sa vie. L’horloge sonna
          trop grand ni le trop petit. Ni le trop loin, ni le près.   deux heures du matin, et étourdi par le manque de
          J’étais faible, sans défense. Moi petite créature du   sommeil, j’eus l’envie agressive de me jeter par la
          jour, à la merci des grands monstres de la nuit.      fenêtre, comme pour soutenir les victimes. On aurait
                                                                dit un fou, mais je vous assure que, pour un enfant
          Aujourd’hui, le noir m’est familier. J’ai appris à    de huit ans, c’était essentiel. Je ne l’ai sûrement pas
          l’aimer et avec lui la solitude. Ah la solitude. La plus   fait, mais j’ai quand même manifesté ce sentiment
          fidèle des amis. Toujours à mes côtés ne manquant     de colère mélangé à de l’angoisse par des rivières
          jamais à l’appel. Elle a beaucoup de zèle, il faut bien   de larmes. Je n’ai pas dormi de la nuit. Je regardais
          se l’avouer. Tous les enfants ont peur du noir ; mais   constamment le plafond, le visage fatigué mais qui
          il y a certains  plus braves que d’autres, qui arrivent   ne se reposait pas.
          à s’en débarrasser. Moi je ne peux pas. Quand je l’ai
          vue pour la première fois, toute seule, la solitude   Des années plus tard, je me sens toujours harcelé
          m’a fait pitié. Je l’ai alors apprivoisée. Depuis, c’est   par les coups, les cris, le sang et la mort. Aujourd’hui,
          moi qui lui fait de la peine. Elle est avec moi et    je consacre mes nuits à la lecture. Je trouve refuge
          le restera. Elle ne changera probablement pas. La     chez les grands auteurs et dans les livres, comme je
          solitude ne me quitte pas, ensemble nous sommes       lisais avant de rédiger ceci. J’ai l’impression d’avoir
          moins seules. La solitude et moi…                     grandi depuis lors. À quatorze ans, la mort me fait
                                                                déjà peur. Elle m’horrifie. À quatorze ans, les autres
                                              Sarah Torbet 3 5
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                                                                sont plus  importants que moi. À quatorze ans, je
                                                                ne cherche pas le confort, je veux tout simplement
                                                                vivre et peut-être, plus tard, exister.
                                                                                               Emmanuel Moawad 3 5
                                                                                                                 e
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