Dissertation : Faut-il espérer que la technique libère l’homme du travail ?

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Fascinés par une technique qui ne cesse de nous émerveiller grâce à ses succès, nous formulons le vœu qu’elle nous libère de l’activité que nous éprouvons comme étant la plus contraignante de notre condition humaine, le travail. Dès lors, nous semblons envisager d’emblée – peut-être hâtivement – la dimension contraignante, asservissante, aliénante du travail et, inversement, la valeur émancipatrice de la technique. Néanmoins, si l’homme est asservi par son travail, est-ce par la technique qu’il accèdera à la liberté ? La technique est-elle véritablement libératrice pour l’homme ? Par ailleurs, le travail se réduit-il à une activité servile ? Faut-il alors s’en débarrasser à tout prix ? Sommes-nous donc en droit de désirer la fin du travail par la voie de la technique ? et quelle serait pour les hommes l’alternative au travail après la fin du travail ? Nous examinerons dans un premier temps le bien-fondé de cet espoir d’être délivré du travail par la technique. Nous nous demanderons par la suite si la technique est véritablement libératrice ou si, au contraire, elle ne risque pas d’être elle-même aliénante pour l’homme, et si, de son côté, l’abolition du travail est réellement souhaitable. Nous verrons enfin que la nature du problème n’est pas technique mais idéologique et qu’il ne faut pas attendre de la technique une quelconque libération.

I-    Le bien-fondé du désir de voir la fin (abolition) du travail par la technique

1)    Le travail est contraignant, asservissant, aliénant
Nous travaillons avant tout parce que nous y sommes contraints pour subvenir à nos besoins et gagner notre vie. En effet, c’est d’abord la nécessité d’assurer sa subsistance qui pousse l’homme à lutter contre une nature hostile, à la transformer efficacement afin de produire ses moyens de survie. Le travail apparaît donc d’emblée comme une activité contraignante, voire contre-nature, ne serait-ce que parce que l’homme est forcé de travailler pour survivre, mais aussi parce que l’activité de travail exige un effort de la part de l’homme, ou du moins la volonté de se mettre au travail. En effet, spontanément, l’homme ne serait pas dans une attitude de travail ; au contraire, son penchant naturel le pousserait à fuir l’effort. Par ailleurs, le travail impose des exigences (à commencer par celle de vaincre la résistance de la nature), des règles (la maîtrise d’un savoir-faire ou d’une certaine technique) et des contraintes (un emploi du temps, la soumission à un règlement qui régit les rapports humains au sein du travail, l’obéissance à une déontologie, etc.). Le travail semble donc être une activité pénible à laquelle les hommes voudraient échapper s’ils le pouvaient. En effet, dès l’origine le travail est conçu comme une malédiction et une souffrance : il représente pour l’homme le rappel incessant de sa finitude ainsi que la contrainte de répondre à l’épreuve continuelle du manque et à la nécessité d’assurer sa survie matérielle. Cette haine du travail apparaît clairement dans la représentation antique, grecque et romaine, et judéo-chrétienne du travail. En effet, Grecs et Romains condamnent le travail parce qu’il asservit l’homme aux nécessités vitales et les prive du temps libre qui permet aux hommes libres de se consacrer à des activités bien plus nobles comme l’exercice de la citoyenneté (l’action politique au sein de la cité) ou celui de la pensée (la contemplation philosophique). Ainsi, Dans La Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt reprend à son compte le mépris des Grecs pour une activité qui, tout en exigeant un effort pénible pour être accomplie, ne produit rien de durable, soumet le travailleur aux nécessités vitales et l’inscrit dans le processus cyclique de la nature. En effet, comme toutes les occupations qui  pourvoient aux nécessités de la vie, le travail est, pour les Grecs, servile par nature et, de ce fait, est réservé aux esclaves. Par ailleurs, en opposant « le travail de nos corps » à « l’œuvre de nos mains », « l’animal laborans qui peine et assimile » à « l’homo faber qui fait et ouvrage », Hannah Arendt souligne d’une part la pénibilité et la cyclicité du travail et d’autre part la création par l’œuvre d’un monde objectif et durable. En effet, quelque pénibles que soient les efforts que le travail exige, ces derniers demeurent futiles car dès que le produit du travail vient à l’être, il doit être consommé c’est-à-dire assimilé, intégré au processus biologique et, de ce fait, détruit. Si le travail est l’activité par laquelle l’homme produit ses moyens de subsistance, la consommation est celle par laquelle il assimile ce qu’il a produit et entretient sa vie mais aussi sa capacité à travailler : la consommation régénère le processus vital et reproduit la force de travail. Travail et consommation sont donc les deux stades du cycle perpétuel de la vie biologique. Dès lors, le travail est l’activité la plus proche de la nature et, de ce fait, la moins digne de l’homme. À leur tour, en tant qu’ils « excèdent à peine le temps nécessaire à les produire » et qu’ils sont destinés à une prompte consommation, les produits du travail manquent de la durabilité propre aux choses proprement humaines – et, de ce fait, culturelles – comme les objets d’usage et d’une manière plus significative encore les œuvres d’art.

Servilité et pénibilité du travail apparaissent également chez les Romains. En effet, il est assez significatif que l’étymologie latine du terme travail, tripalium, ait fini par désigner un instrument de torture ! Par ailleurs, les Romains définissent le travail négativement, comme manque de ce qui est la valeur positive : l’otium ou temps libre, temps dont on dispose selon sa volonté. Le travail est en effet assimilé au negotium c’est-à-dire à l’absence ou à la privation de ce temps libre qui semble être sacré parce qu’il permet à un homme libre d’accomplir son humanité dans la citoyenneté et dans l’exercice de la pensée. Ainsi, le travail apparaît comme une corvée pénible qui n’en finit pas d’accaparer tout le temps de l’homme. Dans une perspective religieuse, le récit de la Genèse montre aussi le travail comme un châtiment et une malédiction hérités du péché originel. La désobéissance de l’homme lui a ainsi valu de perdre en même temps que son innocence, le repos et l’indolence. Déchu, l’homme devra désormais travailler. Dieu lui dit en effet : « le sol sera maudit à cause de toi, tu gagneras ton pain à la sueur de ton front ». Dès lors, le travail semble être la rançon de la survie ; l’homme est condamné à peiner et à souffrir pour subsister – aussi bien individuellement qu’à l’échelle de l’espèce, car à la femme Dieu dit aussi : «  tu enfanteras dans la douleur ».

Ainsi, au regard de la nature contraignante du travail et de toute cette tradition antique et judéo-chrétienne qui institue un mode de représentation négatif du travail, il semblerait que nous soyons en droit d’espérer en être libéré. D’ailleurs, ce souhait a déjà été émis vingt-quatre siècles plus tôt par Aristote qui disait « si les navettes marchaient toutes seules on pourrait se passer d’esclaves ». Néanmoins, comment les navettes marcheraient-elles toutes seules et par quel « miracle » pouvons-nous espérer être soulagé et affranchi de cette tâche pénible qu’est le travail, si ce n’est par la technique que Prométhée a volée à Héphaïstos et à Athéna pourvoyant ainsi l’homme d’un pouvoir de domination sur l’ensemble de la nature ?
2)    La technique libère l’homme du travail
En effet, la technique est avant tout l’antidote de l’absolu dépouillement de l’homme : dépourvu de la puissance physique des animaux, de leurs griffes, de leurs mâchoires ou de leur fourrure, l’homme est contraint de s’adapter à son milieu, de modifier et d’apprivoiser la nature afin de la rendre moins hostile, en introduisant entre lui et le donné la médiation de l’objet technique. L’outil est donc le prolongement du corps humain et l’instrument de son action. Dès lors que l’homme est contraint de travailler pour survivre, l’outil technique est pour lui un moyen efficace, bien plus efficace que son corps, pour accomplir les tâches pénibles de son labeur. C’est ainsi que la technique a d’emblée été mise au service du travail, facilitant son exécution et soulageant ses peines. Dans ces conditions, le travail serait donc d’autant moins pénible que les techniques qui sont mises à sa disposition sont plus développées, plus performantes et plus efficaces. C’est en effet parce que les machines ont pu se substituer au travail des esclaves, que l’esclavage a été aboli, ayant perdu de ce fait sa raison d’être. La technique a donc affranchi les hommes de leur condition d’esclaves leur permettant ainsi d’accéder à une liberté autrement inespérée. Plus tard, la technique a amélioré les conditions de travail des ouvriers, facilité leurs tâches, réduit leurs efforts et libéré leur temps de travail : moins pénible et moins envahissant, le travail laisse désormais place au loisir. En effet, optimiste quant aux applications pratiques des nouvelles connaissances scientifiques, en l’occurrence des principes de sa physique, Descartes formule le projet célèbre et ambitieux de « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». Mettant ainsi la science au service de la technique, Descartes inaugure la modernité soucieuse de tirer un profit expérimental et pratique des connaissances scientifiques, jusque-là purement théoriques. Dès lors, les techniques nouvellement développées permettent à l’homme d’exercer une action plus efficace sur la nature et d’apprivoiser ses forces afin de rendre la vie des hommes meilleure, notamment dans le domaine de la santé, moins pénible et ainsi plus propice au bonheur et à la sagesse. En somme, la technique a non seulement développé et humanisé le travail mais elle a également permis d’améliorer les conditions et le niveau de vie des hommes. Dès lors, nous serions autorisés à espérer –aujourd’hui plus que jamais, alors que la technique a atteint des progrès spectaculaires – qu’elle se substitue intégralement au travail de l’homme et qu’elle aboutisse à son abolition.

Néanmoins, si la technique parvient à s’imposer comme agent exclusif du travail, libérant ainsi l’homme d’une tâche traditionnellement conçue comme pénible, ne risque-t-elle pas de l’aliéner à son tour, lui imposant, en même temps que ses dispositifs, son mode de représentation du monde et son système de valeurs ? La technique ne risque-t-elle pas d’ériger l’utilité, l’efficacité, la rentabilité, la performance comme valeurs universelles qui s’appliqueraient aussi bien à la nature qu’aux hommes ? Ne risque-t-elle pas de techniciser tout l’humain (la vie privée, les loisirs jusqu’à la gestion des affaires publiques au sein des États) réduisant ainsi la part d’imprévisibilité, de créativité, propre de la liberté ? Par ailleurs, le travail est-il fatalement contraignant et aliénant ? Ne peut-il être lui-même une source de liberté et d’épanouissement pour l’homme ?

II-    L’illégitimité du désir de voir la fin (abolition) du travail par la technique

1)    La technique est elle-même aliénante pour l’homme
Si la technique artisanale permettait à l’homme de façonner les divers objets destinés à son usage tout en maîtrisant son outil, la technique moderne qui substitue la machine à l’outil menace de développer une puissance autonome échappant ainsi au pouvoir de l’homme : disposant désormais d’un pouvoir qui leur est propre, les puissantes machines peuvent en effet devenir imprévisibles ou se retourner contre leur propre créateur. Cette puissance démesurément accrue de la technique moderne, jointe à un mode de pensée purement technicien et instrumentaliste qui impose une grille de lecture strictement utilitariste aussi bien à la nature qu’à l’homme et qui subordonne les fins aux moyens, menace de plus en plus de devenir étrangère voire hostile à l’homme, de se dresser contre lui et de le dominer. Echappant désormais au pouvoir de l’homme – et de ce fait affranchie de toute règlementation éthique – la technique, conçue par son intelligence et façonnée de ses mains, risque de le dominer. Telle est l’aliénation de l’homme par la technique : esclave de ses machines, de ses dispositifs et surtout de son mode de pensée utilitaire, il ne se reconnaît plus dans l’œuvre de ses mains, destinée à l’origine à lui être soumise.

L’essence provocatrice de la technique moderne

C’est en effet cette idéologie de la technique moderne qui, au nom de toujours plus d’efficacité, de performance et de productivité et au mépris à la fois de la nature et de la liberté humaine, suscite la méfiance des philosophes. Ainsi, dans La Question de la technique, Martin Heidegger analyse le danger du présupposé théorique – qui n’a rien de technique – qui régit l’essence de la technique moderne, en remettant en question la définition neutre de la technique comme moyen en vue d’une fin. L’essence de la technique moderne serait en effet, à ses yeux, bien plus pernicieuse car elle est provocatrice : elle ne laisse pas les choses reposer dans leur être mais se représente la nature comme un réservoir d’énergie, comme un fonds mis à sa disposition, fonds exploitable dont on est en droit de puiser jusqu’à l’épuiser. C’est ce que Heidegger appelle l’« arraisonnement » de la nature, la sommation à fournir la raison suffisante de son être. Selon cette idéologie instrumentaliste qui provoque la nature comme fonds, l’homme n’échappe pas à la règle : il est considéré lui aussi comme un fonds exploitable ; c’est ainsi que nous parlons aujourd’hui presque « naturellement » de « matériel humain » et de « ressources humaines ». L’essence de la technique moderne qui arraisonne aussi bien la nature que l’homme, constitue donc désormais notre mode d’être au monde, nous rendant aveugles à son esprit provocateur. Le danger décelé par Heidegger est dès lors celui de nous en tenir à l’instrumentalité de la technique moderne, de nous laisser fasciner par les objets techniques, sans en apercevoir l’essence provocatrice.
Dès lors, plutôt que d’être libératrice pour l’homme en l’affranchissant éventuellement du travail, la technique, en l’occurrence moderne, risque d’être elle-même aliénante en échappant au pouvoir de l’homme et en le dominant aussi bien par ses objets que par son idéologie. Par ailleurs, le travail, tant décrié par la tradition antique et judéo-chrétienne, est-il véritablement un mal absolu pour l’homme ? N’est-il pas, au contraire, ce qui lui permet de développer ses capacités, de s’épanouir et de réussir sa vie ? Sinon, pourquoi le chômage est-il vécu comme une « tragédie » de l’existence humaine ?


2)    Le travail libère l’homme de la choséité et lui permet d’accéder à la conscience de soi


Le travail comme vertu
En effet, même s’il exige un effort souvent pénible, le travail permet à l’homme de déployer son ingéniosité et de développer son intelligence, en se mesurant aux forces de la nature. Il arrache l’homme à son animalité et le fait entrer dans la culture. Ainsi, à l’encontre de toute une tradition qui méprise le travail et le relègue à la nécessité, Kant fait l’éloge du travail qu’il considère comme une activité hautement humanisante et culturelle car c’est par le travail que l’homme accède à l’humanité et à la culture. C’est pourquoi Kant préconise d’inculquer aux enfants la culture du travail aux dépens de leur penchant naturel au jeu. Si en effet l’essence de l’humanité réside, selon lui, dans le travail, il convient dès lors d’y initier très tôt les enfants sans craindre de contraindre leur nature. Par ailleurs, Kant prend le contrepied de l’image biblique – dont on serait nostalgique et qui semble à ses yeux naïve et caricaturale – d’un Adam et d’une Ève indolents ; selon Kant, une telle oisiveté nous plongerait au contraire dans un ennui mortel. Dès lors, le travail occuperait les facultés de notre corps et de notre esprit nous faisant échapper à la torture de l’inaction et de l’ennui. Davantage, Kant contredit la condamnation biblique du travail, s’inscrivant ainsi dans une éthique protestante qui réhabilite le travail en en faisant plutôt un commandement divin. En tant qu’il est une tâche ordonnée par Dieu, le travail revêt donc dans le protestantisme une valeur religieuse et l’enrichissement par le travail est vu comme la preuve de la grâce divine.


Le travail comme essence de l’homme
À son tour, Marx accorde au travail un statut privilégié dans l’ensemble des activités humaines : selon lui, le travail est, plus que tout, l’essence et le propre de l’homme, il contribue à l’accomplissement de l’humanité en l’homme. En effet, c’est moins par la pensée que par le travail que Marx définit l’homme. Dans Le Capital, Marx définit ainsi le travail comme le processus par lequel l’homme « en même temps qu’il agit sur la nature extérieure et la modifie, modifie sa propre nature et développe les facultés qui y sommeillent ». Le travail permet donc à l’homme non seulement de survivre en produisant ses moyens d’existence mais aussi de transformer et donc de maîtriser la nature – aussi bien la nature extérieure que la nature en lui (son propre corps, ses instincts et penchants naturels) – selon un projet qui n’est pas inscrit dans la nature elle-même mais qui lui est fourni par sa propre intelligence.
Le travail comme mode d’accès à la liberté et à la conscience de soi
Davantage, c’est par le travail que l’homme se reconnaît lui-même comme n’étant pas seulement un être de nature mais aussi comme un être essentiellement spirituel. Telle est la thèse de Hegel qui pense le travail comme un mode pour l’homme d’accéder à la conscience de soi. Le travail est en effet l’activité par laquelle l’homme nie la choséité, transcende et transforme la nature, la marquant du sceau de sa spiritualité. Par le travail, la nature devient monde, « ob-jet », jeté en face de celui qui l’a produit et qui le renvoie à lui-même. Dès lors, tout travail est une synthèse de nature et d’esprit ; l’homme se reconnaît ainsi dans le produit de son travail et prend conscience de lui-même. Le travail est donc pour l’homme une voie de libération, d’affranchissement de la choséité. La dialectique hégélienne du maître et de l’esclave le montre clairement : si en effet, à l’issue de la lutte acharnée pour se faire reconnaître comme esprit, le maître parvient à arracher la reconnaissance de l’esclave, l’esclave, lui, accédera à la conscience de soi par le biais de son travail. En effet, alors qu’il était asservi par la choséité qui faisait de lui l’esclave de la nature et du maître à la fois, l’esclave parvient, grâce à son travail, à maîtriser la choséité en transformant la nature. Ainsi, le travail qui était d’abord le prix à payer en contrepartie de la vie , sera la voie par laquelle l’esclave s’affranchira de son (double) esclavage et lui permettra d’accéder à la conscience de soi. Par le travail, l’esprit s’affranchit donc de la choséité, en tant qu’il la transcende, la transforme et la façonne à son image.

Dès lors, s’il est vrai que le travail n’est pas en lui-même une activité aliénante, est-il toujours souhaitable que la technique – qui peut libérer nos mains mais aliéner notre pensée – nous en libère ? Est-ce le travail lui-même qui est déplorable ? ou ne faut-il pas plutôt déceler les causes du malaise suscité par le travail dans certaines formes et conditions de travail, ou encore dans l’arrière-fond idéologique de la modernité qui érige le travail en valeur ? Si tel est le cas, est-ce alors du côté de la technique qu’il faut chercher le salut ?

III-    La technique ne peut être ni le moyen ni l’alternative à la fin du travail – si toutefois la fin du travail est souhaitable
Si aujourd’hui nous pouvons nous réjouir du fait que certaines techniques nous ont effectivement libérés de certaines formes – les plus pénibles – de travail, nous ne pouvons que constater l’échec de la technique à nous affranchir totalement du travail. Tel n’est peut-être pas notre vœu le plus cher car tout en espérant être soulagés des tâches les plus difficiles, nous craignons d’être exempts de tout travail, ce qui nous vaudrait l’ennui mortel de l’oisiveté ou l’insupportable misère du chômage qui nous prive à la fois de l’accès à la consommation et de toute visibilité ou reconnaissance sociales. Si en effet notre bonheur semble incompatible avec le travail, ce n’est pas l’absence de travail, vécue désormais comme une privation, qui nous rendra plus heureux. Dès lors, de quoi nous plaignons-nous ? Est-ce du travail lui-même, auquel nous semblons être attachés comme à une condition de notre être, ou de certaines conditions particulières de travail qui nous privent de l’épanouissement de notre être dans le travail ?


Le capitalisme comme mode aliénant de travail
Telle est la position de Marx qui, tout en soutenant que le travail est constitutif de l’humanité de l’homme, dénonce les conditions de travail aliénantes qui le privent à la fois de son œuvre et de son humanité. En effet, Marx accuse ici certaines formes historiques de travail, le capitalisme en particulier, d’exploiter l’ouvrier dont le travail contribue moins à l’épanouir qu’à enrichir le patron à ses dépens. Ne possédant que sa force de travail qu’il loue en contrepartie d’un salaire, l’ouvrier ne peut s’approprier le produit de son travail car son salaire qui représente seulement le temps de travail nécessaire à la production de ses moyens de subsistance, demeure inférieur à la durée effective de son travail, consacrée à la production des divers objets qu’il fabrique et qui en détermine le prix. Ainsi, la différence entre la durée effective du travail et le temps nécessaire à produire ses moyens de subsistance représente la plus-value par laquelle le patron s’enrichit aux dépens du travail de l’ouvrier. En étant ainsi la propriété du patron, l’œuvre du travailleur lui échappe et de ce fait le domine car c’est par elle que le patron l’exploite. Dépossédé du produit de son travail – c’est-à-dire d’une part de lui-même – qui lui devient étrangère et se retourne contre lui, l’ouvrier est aliéné. Dès lors, est-ce le travail lui-même ou les conditions de travail, les modes de production et les rapports humains au sein du travail qui asservissent et aliènent l’ouvrier ? N’est-ce pas plutôt l’idéologie capitaliste, productiviste, qui sacrifie le travailleur à l’exigence pour le patron d’être compétitif, à sa soif de maximiser la rentabilité et de gagner toujours plus d’argent ? Si tel est le cas, peut-on vraisemblablement attribuer la cause de l’aliénation de l’ouvrier à la technique ? Cette aliénation de l’ouvrier ne s’inscrit-elle pas plutôt dans une dimension socio-politico-économique où le travailleur est soumis à des inégalités économiques – entre ceux qui accaparent toutes les forces de production et ceux qui ne possèdent que leur force de travail – qui se transforment aussitôt en injustices sociales – à cause de l’aliénation de l’ouvrier dans son travail – entérinées par des rapports de force politiques – le pouvoir politique étant entre les mains de ceux-là mêmes qui détiennent toutes les richesses et qui perpétuent l’aliénation des travailleurs par une oppression de leur liberté politique ? Dès lors, si l’aliénation du travailleur n’est pas d’ordre technique mais de nature idéologique, est-il encore légitime et raisonnable de rechercher auprès de la technique une quelconque libération de l’homme ?


Le travail comme technique / moyen disciplinaire
Non certes. En effet, aucune technique, aussi efficace soit-elle, ne peut avoir raison d’une idéologie qui n’est pas elle-même de nature technique mais qui est de l’ordre de l’attitude ou du mode de représentation, un mode a fortiori « totalitaire », dogmatique et figé, qui assimile la technique elle-même. Ainsi, lorsque Nietzsche dénonce à son tour la fonction policière du travail – utilisé par la société moderne pour apprivoiser la « dangereuse » individualité et rendre les hommes inoffensifs, au nom de la sécurité de l’ensemble de la société – il vise par sa critique l’idéologie qui la sous-tend ; là non plus, ce n’est pas la technique qui libèrera l’« Individu » de l’oppression que la société exerce sur lui. En effet, ce qui constitue selon Nietzsche le véritable danger pour l’individualité de l’homme, qui s’exprime dans sa spontanéité et sa singularité, c’est l’idéologie sociale et politique qui glorifie le travail et l’érige en valeur suprême, faisant croire à l’homme que son épanouissement et son bonheur ne lui adviendront que dans et par son travail. Ainsi, accaparé par son travail – et heureux de l’être ! – le travailleur épuise toute son énergie et toutes ses ressources à accomplir les tâches pénibles de son travail. Son épuisement physique et intellectuel lui ôte tout désir d’exprimer sa singularité ou de se révolter contre la société ainsi que le courage d’exercer librement sa pensée. De ce fait, la société institue par la sacralisation du travail le conformisme et le principe du sacrifice de l’individu à la collectivité comme conditions de sa sécurité.


Que le travail soit l’instrument d’une idéologie qui veut priver l’homme de son individualité ou que le travailleur soit aliéné par des conditions de travail injustes, ce n’est pas par la technique qu’il accèdera à sa liberté. Néanmoins, si, par impossible, la technique pouvait abolir le travail et en affranchir les hommes, que leur resterait-il à faire ? Quelle serait l’alternative à la fin du travail afin de juger si une telle fin est souhaitable ?

Être libéré du travail : pour quoi ?

Dans La Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt anticipe sinon l’abolition de l’activité de travail, du moins son automatisation de plus en plus généralisée, libérant ainsi l’homme de nombreuses tâches mais aussi d’une grande part de son travail. En effet, les progrès spectaculaires de la technique ont permis, dans de nombreux secteurs, de remplacer le travailleur par la machine ou le robot. Néanmoins, c’est en termes de menace et de danger que Arendt envisage cet événement, non pas tant à cause de la crainte du chômage mais parce que, à l’échelle de la société tout entière, les hommes, remplacés, totalement ou même partiellement, par la machine, se retrouveront dépourvus voire privés de la seule activité qui leur reste, le travail. Qu’en est-il dès lors de l’œuvre ou de l’action, les autres activités de la vita activa selon les catégories arendtiennes, ou encore de la vita contemplativa, autre alternative au travail aussi bien dans l’antiquité grecque et romaine que chez Arendt elle-même ? Arendt répond que toutes ces activités – la création d’œuvres durables pour le monde, l’action politique et citoyenne au sein de la pluralité humaine et l’activité intellectuelle ou l’exercice de la pensée – nobles et libres dans l’antiquité, sont désormais réduites par la modernité à la seule activité de travail, idéalisée, glorifiée, sacralisée, parce qu’elle est soutenue par l’idéologie qui érige l’efficacité, la productivité, la performance en valeurs suprêmes. Ainsi, dans une société où tout doit servir à quelque chose, tous, travailleurs mais aussi artistes, hommes d’action et hommes de pensée, travaillent. Dès lors, nous sommes en droit de nous interroger s’il souhaitable d’en finir avec le travail, de nous en libérer. Dans la société moderne décrite par Arendt, l’abolition du travail laisserait la voie libre à la seule consommation. En effet, l’homme moderne ayant perdu le goût des choses culturelles, n’a plus d’intérêt que pour les plaisirs individualistes de la consommation. Désormais, tout laisse à croire que, même libéré du travail, l’homme moderne ne serait pas de ce fait affranchi de la consommation ; davantage, il est fort à craindre que, en libérant l’homme du travail on ne le libère que pour la consommation. « On ne peut rien imaginer de pire » déplore Arendt dans La Condition de l’homme moderne.

En définitive, il ne semble donc pas souhaitable que la technique libère l’homme du travail car si l’homme est réellement asservi par son travail ce n’est pas la technique qui l’en libèrera et si la technique pouvait l’en délivrer il ne serait pas libre pour autant. C’est donc moins le travail lui-même que le présupposé idéologique qui érige le travail en valeur absolue et la technique en mode de rapport unique au monde qui constitue le véritable danger pour la liberté humaine. Dès lors, la solution au problème de l’aliénation de l’homme n’est pas d’ordre technique mais réside dans une reconsidération de la technique comme moyen au service du travail et du travail comme moyen de subsistance. Si en effet la technique peut incontestablement soulager les hommes des tâches pénibles de leur travail, elle doit demeurer un instrument destiné à cette fin ; réciproquement, même si le travail permet à l’homme de développer ses facultés, il n’est pas souhaitable qu’il évince les dimensions morale, politique, intellectuelle et culturelle de la vie humaine. Dans les deux cas, il n’est ni légitime ni raisonnable que le travail et la technique se posent eux-mêmes comme une fin en soi.