La Croix : Apprendre à savourer le quotidien

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Savoir goûter l'instant présent, apprécier les petites joies de l'existence sans se projeter en permanence dans l'avenir ou ruminer le passé est une véritable force. Elle se transmet et se cultive en famille.
paru dans La Croix du 05/06/2012

 

« Quand je revois de vieilles photos avec les enfants lorsqu'ils étaient petits, des moments tranquilles passés en famille, je me demande pourquoi, à cette époque, j'avais l'impression de passer à côté de l'essentiel, d'être toujours en train de courir. Je ne me rendais pas compte qu'on passait de si bons moments », observe Jeanne, mère de deux enfants étudiants. Faut-il que les petites joies du quotidien se teintent de couleurs sépia pour que l'on s'aperçoive qu'on les a laissées passer sans en apprécier la douceur ?

 

Certes, l'époque marquée par la frénésie que favorisent les nouvelles technologies ne permet guère de s'attarder sur les plaisirs simples de l'existence. Paru en 1997, La Première Gorgée de bière et autres plaisirs minuscules (1), de Philippe Delerm, a créé la surprise.

Vendu à 500 000 exemplaires dans les six mois qui ont suivi sa sortie et adapté au théâtre plus de dix ans plus tard, ce petit recueil de 34 courts récits ressuscitait l'émotion provoquée par des plaisirs simples de la vie, comme cette fameuse première gorgée de bière ou encore la délicieuse plongée de la main dans un saladier rempli de petits pois fraîchement écossés. Autant d'actes anodins, auxquels nous sommes nombreux à être sensibles et qui apaisent.

Autre révélateur de notre besoin de rompre avec un certain emballement, le livre-CD Méditer jour après jour (2), de Christophe André, psychiatre à l'hôpital Sainte-Anne à Paris - écoulé à 120 000 exemplaires depuis sa sortie en septembre 2011 - témoigne du besoin largement partagé de faire une pause en portant une attention tranquille à l'instant présent. « Souvent nous regardons sans voir, nous entendons sans écouter, nous existons sans vivre. La méditation de pleine conscience nous rend présent à la beauté du monde qui nous entoure », explique l'auteur.

Paradoxalement, s'attarder sur ces « plaisirs minuscules » recèle un enjeu de taille : développer la capacité d'attention, comme le souligne Jacques de Coulon, proviseur du lycée Saint-Michel de Fribourg (Suisse) et professeur de philosophie. « Cette aptitude qui manque parfois aux adolescents se cultive dès l'enfance. Il ne s'agit pas d'apprendre à se concentrer sur un sujet sans intérêt, mais d'être attentif à l'instant présent. Quand on observe un oiseau, quand on assiste à un lever du soleil du haut d'une montagne, on est pris, concentré et on développe cette capacité d'attention. »

À ce jeu-là, les jeunes enfants sont d'ailleurs très doués ! Quand ils s'imaginent en chevaliers ou en super-héros, quand ils manipulent des figurines ou jouent à la dînette, ils sont entièrement happés par leur activité, au point qu'il est difficile de les en extraire. « Le propre de l'enfance est de savourer les petites choses du quotidien. Les enfants ont cette capacité à "laisser être" qu'il est important de cultiver. »

Mais pour savourer l'instant présent, encore faut-il en avoir le temps... « Aujourd'hui, les enfants accumulent souvent les activités qui s'ajoutent à l'école. Elles les encombrent, les stressent et les empêchent de se réaliser pleinement. Être pris par la tyrannie du chronomètre empêche la disponibilité de l'esprit au présent. Il est important de sortir de cette succession de "faire" et de les laisser réapprendre à s'émerveiller, à s'étonner » , insiste Jacques de Coulon.

Pour le philosophe qui a consacré un livre à L'Art de l'étonnement (3), humer, goûter, observer, vivre l'instant présent, développe notre cerveau, stimule la créativité et l'imaginaire, et permet de développer son intelligence. « Être attentif à l'instant présent, sans a priori, permet de laisser survenir quelque chose qui vient nous surprendre. Or, Aristote dit que c'est l'étonnement qui est à la base de tout savoir humain, car il poussa les premiers hommes à s'interroger sur le monde. »

Jacques de Coulon se souvient de son propre grand-père. « Il m'amenait dans la nature et on passait des heures à guetter une oiselle nourrissant ses petits ou un renard sortant de son terrier. J'ai beaucoup appris de ces moments d'attente. » Claude Halmos, psychanalyste (4), insiste aussi sur le rôle que jouent les grands-parents dans cette « initiation au plaisir de la vie » . « Ils ont souvent plus de temps que les parents, sont moins stressés, et peuvent raconter des histoires, notamment celles de la famille. Françoise Dolto soulignait qu'entendre parler de l'enfance de ses grands-parents est pour un enfant quelque chose de magique. Ils ont aussi le temps de se promener dans les parcs ou en forêt, de s'attarder pour regarder une pâquerette... Ce sont des moments de grâce dont on se souvient toute sa vie. »

Pour bien vivre son présent, il importe d'être en paix avec son passé. « L'observation des adultes montre que, pour savourer le quotidien, il faut être disponible. On ne l'est pas quand on est pris par l'angoisse, qui trouve son origine dans ce qu'on a reçu dans l'enfance. Si l'enfant n'est pas mis à sa place d'enfant, si on ne lui donne pas les limites, si on ne le protège pas de ses propres pulsions, si on lui cache des choses qu'il devrait savoir - ses origines, un secret de famille... -, on hypothèque sa capacité à être disponible pour savourer le plaisir de la vie » , explique Claude Halmos.

Ce savoir-faire s'acquiert aussi dans le partage du plaisir de vie avec ses parents. « Mais encore faut-il que les parents en soient capables, précise-t-elle. Si eux-mêmes ont connu dans leur enfance des repas familiaux infernaux, ils peuvent avoir du mal à passer des moments sympathiques à table avec leurs propres enfants. Dans cette situation, c'est bien qu'ils expliquent à leur famille pourquoi il leur est si difficile d'être détendu. On peut donner ce que l'on a reçu, mais aussi ce que l'on n'a pas eu, à condition d'avoir conscience du manque qu'on a ressenti. »

Mettre l'accent sur les plaisirs du quotidien a aussi l'avantage d'être à la portée de chacun d'entre nous. Attirer l'attention de son enfant sur la délicate architecture d'un bourgeon, sur l'odeur d'une feuille de menthe froissée entre les doigts, ou sur la saveur d'une fraise ne requiert pas de compétence particulière... si ce n'est d'y être soi-même sensible.

« Cela nécessite parfois un peu de discipline, ajoute Claude Halmos. Savourer un repas pris ensemble en famille est parfois un combat. Il est nécessaire de faire une trêve en décidant qu'on ne parlera pas d'école pendant ce temps-là. Et de s'y tenir. Pour passer un bon moment, on n'a pas besoin de manger des choses sophistiquées et coûteuses. On peut s'amuser à cuisiner trois variétés de pommes de terre et prendre le temps d'en apprécier les différentes saveurs. Même si on ne le fait qu'une fois de temps en temps, c'est déjà bien. » On aurait tort de s'en priver.

MARIE AUFFRET-PERICONE

(1) (2) (3) Lire ci-dessous.
(4) Dernier livre paru : Dis-moi pourquoi. Parler à hauteur d'enfant. Éditions Fayard.

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QUELQUES CITATIONS

« Carpe diem quam minimum credula postero » (Cueille le jour présent et sois le moins confiant possible en l'avenir), Horace.

« Si votre quotidien vous paraît pauvre, ne l'accusez pas. Accusez-vous vous-même de ne pas être assez poète pour appeler à vous ses richesses » , Rainer Maria Rilke.

« Le moment présent est la piste désignée à tout nouveau départ » , Louis Marie Parent.

« L'homme qui ne se contente pas de peu ne sera jamais content de rien » , Épicure.

« De n'importe où  on peut s'élancer vers le ciel » , Sénèque.

« Nous voulons être les poètes de notre vie, et cela avant tout dans les plus petites choses quotidiennes » , Friedrich Nietzsche.

« L'avenir à chaque instant presse le présent d'être un souvenir » , Louis Aragon.

 

DES LIVRES

La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules ,
Philippe Delerm, Éditions Gallimard, 12,10 €.

Méditer jour après jour, 25 leçons pour vivre en pleine conscience,
Christophe André, livre + cd mp3, Éditions de l'iconoclaste, 24,90 €.

L'Art de l'étonnement,
Jacques de Coulon, Éditions Payot, 13,80 €.

Du bon usage de la lenteur,
Pierre Sansot, Rivages poche, 7,65 €.