Dons réguliers sous formes de virements permanents pour des causes humanitaires et sociales, dons exceptionnels lors de catastrophes (tsunami, Haïti), succès non démenti des appels médiatiques à la charité publique (téléthon), soutiens aux causes humanitaires, développement du commerce équitable, croissance du bénévolat associatif..., autant de signes qui témoigneraient de l'intérêt de nos concitoyens pour leurs semblables dans la misère, à l'intérieur de nos frontières comme à l'extérieur.
Étrangement, les discours sur la montée de l'altruisme coexistent avec d'autres exactement contraires?: montée des égoïsmes, repli sur soi, individualisme généralisé seraient tout autant la caractéristique de nos sociétés en crise?! L'actualité récente témoigne de cette ambivalence?: les très fortes et continues mobilisations contre la réforme des retraites ont été autant l'occasion pour certains de fustiger «?les défilés des nantis?» que pour d'autres de relever que beaucoup de ceux qui manifestent le font souvent davantage pour autrui que pour défendre leurs propres intérêts (cheminots, déjà retraités, jeunes, etc.)?! Alors, nos contemporains, de plus en plus individualistes ou de plus en plus altruistes??
Des engagements plus pragmatiques
Essayons au préalable de regarder de plus près ce dont il est question. Et d'abord, pourrait-on apprécier quantitativement la progression de ce supposé mouvement altruiste??
Il est certain que le nombre d'associations déclarées ne cesse de croître très rapidement (plus trente mille environ par ans). En réalité, on ne connaît pas leur taux de mortalité et, surtout, n'oublions pas que ne cesse de diminuer la part des associations polyvalentes (du type cercles paroissiaux ou amicales laïques) au profit des associations différenciées selon les activités (ainsi les clubs sportifs omnisports sont-ils remplacés par des clubs spécialisés dans telle ou telle discipline) et selon les publics (hommes, femmes, jeunes, seniors, etc.). Reste que, sur plusieurs décennies, il apparaît bien que le pourcentage de personnes participant à des activités associatives ne cesse de croître?; et, à côté du bénévolat dans les clubs sportifs, c'est de plus en plus des associations à but humanitaire et social qui sont le lieu de ces engagements associatifs.
Mais on ne saurait apprécier l'altruisme et le bénévolat selon les seuls critères quantitatifs. Bien des activités d'aide se déroulent au sein de la famille élargie, du quartier ou du cercle d'amis et ne donnent pas lieu à possibilité de comptage. On peut même se demander si l'inscription croissante des pratiques d'aide dans un cadre associatif ne va de pair avec une diminution des pratiques d'entraide informelle au sein du cercle des appartenances primaires. Le développement des associations d'«?écoutants?» (SOS-Amitié France par exemple, qui revendique 1?800 bénévoles) correspond indéniablement, au moins partiellement, à une transformation des liens de sociabilité. L'accroissement des mobilités géographique et professionnelle tend ainsi à distendre les relations entre proches. Mais les enquêtes montrent aussi qu'en période de crise, les aides entre grands-parents, enfants et petits-enfants s'intensifient. Simultanément, la place de plus en plus importante des femmes dans les associations (où elles sont aujourd'hui aussi nombreuses que les hommes après y avoir été longtemps très minoritaires) semble correspondre avec leur émancipation par rapport à leurs rôles familiaux traditionnels.
Un autre trait significatif des engagements contemporains est la déconnexion apparente entre l'aide concrète et les fins qui peuvent la justifier. Ainsi les engagements dans des associations hier idéologiquement très opposées comme le Secours catholique et le Secours populaire tendent-ils à s'effectuer aujourd'hui indépendamment des affiliations politico-religieuses qui les organisaient précédemment. Comme si les pratiques d'aide se faisaient de plus en plus indépendamment des systèmes de croyances (lesquels ont longtemps eu un rôle important dans l'organisation de l'hospitalité et des dons) et privilégiaient l'efficacité immédiate (1). La montée en puissance des engagements de type pragmatique, à durée limitée et à la recherche de résultats concrets se traduit par un accroissement des initiatives visant directement à aider autrui sans attente d'un changement politique. Si demain n'est plus porteur d'espérance et risque au contraire de se révéler pire qu'aujourd'hui, l'urgence est davantage à ravauder qu'à préparer le grand soir. Ce qui ne signifie pas la fin des idéologies mais la prise en compte du souci d'agir dans le présent pour obtenir des résultats, même partiels.
Voici peut-être une autre façon de considérer autrui. Une telle évolution est repérable dans les institutions et le droit. Loi sur les usagers des services de santé, loi sur le handicap, loi sur les groupes d'entraide entre malades..., depuis deux décennies, plusieurs textes ont été votés qui tous vont dans le même sens?: favoriser une plus grande attention à la prise en charge des personnes. L'usager des services sanitaires et sociaux n'est plus considéré comme un être sans qualités spécifiques ou comme un assisté impuissant.
Cette évolution est tout autant repérable au sein des pratiques du travail social. L'emploi de plus en plus systématique, dans les textes de la profession, de la notion de «?personne?» vient marquer cette attention récente à la singularité de celui qui est pris en charge.
L'accompagnement se substitue à la réparation
Simultanément change la visée du professionnel?: moins réparer, réformer et éduquer pour faire évoluer vers des figures abstraites de référence (le «?bon citoyen?», le «?bon ouvrier?», la «?bonne ménagère?», le «?bon collégien?», etc.), mais agir de concert avec l'individu tel qu'il est, considéré d'emblée comme un être autonome et non pas comme un être inachevé ou handicapé. L'essentiel du travail devient alors un travail de reliaison (2) visant à ramener dans le monde des relations sociales ordinaires un individu transitoirement «?désaccordé?» (par la perte d'emploi ou l'exclusion sociale). Dans cette optique où la transformation de l'individu passe au second plan, la thématique de l'accompagnement devient alors omniprésente. Il s'agit davantage de révéler l'individu à lui-même et dans son environnement relationnel, en tout cas de l'accepter tel qu'il est, avec ses caractéristiques propres. La visée de l'accompagnement, terme envahissant aujourd'hui l'espace du travail social, se substitue à celle de la réparation.
Plus généralement, c'est le rapport à l'usager dans toutes les institutions qui se trouve fortement modifié. Le sociologue François Dubet, évoquant cette relation dans les institutions telles que l'école, l'hôpital ou le travail social, parlait de «?travail sur autrui?». Il semble bien, qu'avec Isabelle Astier, on doive aujourd'hui parler plutôt de «?travail avec autrui (3) ». D'ailleurs, bien des sociologues appellent coproduction la relation de service aux particuliers. Autrui apparaît ainsi de moins en moins comme une simple figure abstraite, seulement définissable par son statut dans l'institution ou sa place d'ayant droit dans les rouages de l'État dit providence. De même que l'engagement ne signifie plus pour soi-même la mise à l'écart de sa part intime, de même l'autrui lointain pour lequel on s'engage n'est plus nécessairement un être anonyme privé d'émotions.
La deuxième individuation
Cette évolution n'est pas analysable simplement comme un infléchissement des politiques publiques, qui se seraient ajustées à un contexte néolibéral. La cause n'est pas principalement de nature économique mais elle est bien proprement sociologique. Elle s'inscrit dans un processus général sur le long terme, mis en lumière depuis longtemps par Norbert Elias ou Louis Dumont. À la société holiste (dans laquelle le tout s'impose sur les parties composantes) succède une société d'individus. Pour autant ces individus sont longtemps restés insérés et largement définis par les collectifs dans lesquels ils s'inséraient?: ordres, corporations, familles, etc. Le rôle dans la famille (père, épouse, enfant) ou celui dans un collectif de travail ou de quartier ont ainsi longtemps permis de caractériser l'individu. Les appartenances religieuses, familiales, professionnelles, géographiques, ou les statuts dans les institutions suffisaient à définir chacun et sa place dans le monde social, même si sur le long terme, ces systèmes d'appartenance tendaient à voire leur emprise s'affaiblir. Or, ce processus d'individuation connaît depuis une trentaine d'années une nouvelle inflexion à tel point qu'on peut parler d'une deuxième «?individuation?», celle qui valorise les êtres dans leur particularité plutôt que dans leurs rôles et leurs statuts de patient, d'élève ou de membre d'une famille. La femme ne peut plus seulement être définie comme épouse ou mère?; de même l'enfant. Leurs affects deviennent partie intégrante de leur être social. L'émancipation par rapport aux collectifs d'appartenance se signe d'une plus grande autonomie, garantie par des droits nouveaux. C'est ce processus que François de Singly décrit comme le passage de l'«?individu anonyme?» à l'«?individu singulier?» (4). Change ainsi la définition sociale de l'individu. Et c'est bien aussi parce que les individus sont davantage autonomes que le besoin d'inscriptions collectives se fait sentir, et que ces nouvelles formes d'engagements humanitaires se multiplient.
Si le souci d'autrui se trouve certes particulièrement valorisé dans un contexte de crise, il s'inscrit donc surtout et principalement dans ce processus sociologique qui tout à la fois promeut l'individu comme une personne et accroît les risques de sa vulnérabilité, puisque tout un chacun, privé des étayages antérieurs, est conduit à constamment devoir affirmer son identité et sa place spécifique dans le monde social. Dans ce jeu, ce sont évidemment les plus démunis qui ont le plus à perdre. La montée en puissance de la sollicitude - et notamment des politiques du care dépasse ainsi doublement la conjoncture présente. Elle dépasse d'abord la conjoncture politique illustrée par la valorisation de l'individu libéral?: il serait réducteur de voir le souci de l'autre comme une réponse politicienne face à la promotion d'une société des égoïsmes généralisés. Elle ne peut non plus simplement s'analyser comme une ruse du capital. Que le néolibéralisme y trouve son compte ne signifie pas qu'il faille jeter l'émancipation de l'individu - objet de lutte depuis plus de deux siècles - avec l'eau du bain. Que les droits de l'homme participent d'une redéfinition compassionnelle de la politique n'implique point qu'ils soient chose négligeable. Encore faut-il se demander si la critique qui veut que le développement de l'humanitaire accompagne des formes de dépolitisation (5) ne s'appuie pas sur une définition du politique qui mérite elle-même d'être interrogée.
L'individuation présente nous oblige à repenser les formes de la solidarité. Au lieu de multiplier depuis quelques décennies les prothèses qui permettent encore à l'État social de fonctionner (c'est ainsi que l'on qualifie l'ensemble des dispositifs, tels que les zep, mises en place à la périphérie des grandes institutions de socialisation), sans doute serait-il temps de revoir l'ensemble de ses rouages à l'aune des temps présents. Redéfinir l'État social, fondé hier sur la conception de l'individu anonyme, sur la base de l'individu singulier, telle devrait être la tâche aujourd'hui.
Nous ne sommes pas plus individualistes que nos prédécesseurs, mais l'évolution de la société nous rend plus autonomes?; nous ne sommes pas plus altruistes mais la déprise d'avec les anciens systèmes d'appartenance a transformé les relations entre les individus, proches ou lointains. Ce qui est en cause n'est donc pas seulement de l'ordre de la psyché ou de réactions à la crise économique et sociale mais touche à des processus de long terme qui concernent la façon dont les individus sont liés les uns aux autres.
NOTES
(1) Voir les enquêtes CNRS-Matisse, dite «?France générosités?». Ces enquêtes montrent un accroissement régulier des dons de toute nature, avec un fléchissement de l'intérêt pour les causes de long terme au profit de celles de proximité.
(2) Christian Laval, Des psychologues sur le front ?de l'insertion. Souci clinique et question sociale, ?Érès, 2009.
(3) François Dubet, Le Déclin de l'institution, Seuil, 2002. Voir aussi Isabelle Astier, Les Nouvelles Règles du social, Puf, 2007.
(4) François de Singly, L'individualisme est un humanisme, L'Aube, 2005.
(5) Didier Fassin, La Raison humanitaire. Une histoire morale du temps présent, Gallimard/Seuil, 2010.
Sociologue, il a notamment publié Le Travail social au singulier. La fin du travail social??, 2e éd., Dunod, 2006, et, avec François de Singly et Philippe Corcuff, Politiques de l'individualisme. Entre sociologie et philosophie, Textuel, 2005.