L'Orient-Le Jour : Quand je serai grand je serai quelqu’un d’important

Printer-friendly versionSend by email

Liban
Habib TAWK | OLJ - 20/11/2018

Journée de l'enfant
La Journée internationale des droits de l’enfant est célébrée aujourd’hui, 20 novembre, dans différents pays du monde, et pour la première fois au Liban. Placée au plan national sous le thème « Donnons la parole aux enfants », elle a pour objectif de leur permettre de s’exprimer librement dans la presse écrite et les médias audiovisuels. Dans ce cadre, L’Orient-Le Jour a été à la rencontre et a ouvert ses colonnes à plusieurs élèves de certains établissements scolaires.

La célébration au Liban a été organisée et supervisée par Rania Zaghir, écrivaine et éditrice libanaise, qui a été récemment chargée par l’Unesco d’un projet intitulé « Vers la primauté de la loi : faisons bien les choses ».

Parce qu’en tant qu’enfant je n’ai aucune influence politique, parce que je me sens plus vulnérable que les adultes de mon pays, parce que je n’ai ni droit de vote ni influence quelconque sur la situation économique ou politique de ma patrie, je n’ai que mes pensées et ma réflexion pour essayer de décrire le monde dans lequel je vis aujourd’hui.

Je ne suis ni réfugié palestinien ni réfugié syrien. Je ne suis pas handicapé, orphelin ou à besoins spéciaux. Je suis un adolescent anodin qui attend impatiemment l’âge adulte. J’ai quinze ans et je suis libanais. Je n’ai aucune autre nationalité prestigieuse. Je sais qui je suis mais je ne sais pas où je vis. Je sais que je vis au Liban mais je ne connais pas bien ses frontières et encore moins sa population et sa langue. Je ne sais pas encore si je l’aime ou combien, mais je sais bien qu’il le faut, en principe. Je sais que je n’ai aucune faveur, aucun droit en tant qu’enfant libanais! Une fois en dehors de la maison ou en dehors de mon école, je fais face à tous les dangers comme tout autre adulte d’ailleurs. Entre les balles perdues, la pollution de l’air, les chauffards, l’empoisonnement, la drogue, l’alcool, la cigarette, les poubelles, l’endoctrinement, les convois des personnalités dont je ne reconnais aucun nom pour être franc, et les médicaments frelatés, je sais que je suis, en tant qu’enfant, à la fin de la chaîne non plus alimentaire mais humanitaire. Je sens que le monde entier est mon prédateur. J’ai mes deux jambes mais je ne peux circuler librement à pied dans la rue ! À vélo, n’en parlons pas ! Aucune instance ne prend ma défense et je suis face à moi-même la plupart du temps. Ma mère ne peut pas toujours me défendre lorsque je fais face à mes démons. Je ne peux pas voyager avec elle sans autorisation et elle ne peut pas me transmettre sa nationalité.

J’ai peur de grandir. Les adultes autour de moi sont stressés 24h/24. Je vois rarement mes parents et lorsque je les vois ils se disputent en permanence. Il paraît que les impôts ont encore une fois augmenté. Le loyer de la maison aussi. Papa n’a pas réussi à obtenir une augmentation depuis des années et maman a été convoquée à l’école pour la troisième fois en une année. Mon frère a de sérieux problèmes académiques et il faudra lui trouver un nouvel établissement, encore plus cher, qui puisse le prendre en charge. Ma mère est malade. Elle pleure souvent. Elle est triste. Je m’enferme dans ma chambre et je me fais tout petit. Ce soir, je me sens encore plus impuissant que d’habitude car mon père s’est fait agresser devant moi par un monsieur avec un pistolet dans la rue. Papa ne voulait pas brûler le feu rouge. Apparemment, le monsieur derrière nous avait une urgence. J’ai cru comprendre que c’est un chauffeur chez la femme de quelqu’un d’important et qu’elle était en retard. Je n’ai rien pu faire à mon père qui n’est apparemment pas aussi important et fort que je le croyais. C’est peut-être car il n’a pas de drapeau accroché sur sa voiture ni de portraits. Tous ceux qui ont des drapeaux de toutes les couleurs, des portraits ou encore des vitres fumées sont des privilégiés. Donc voilà ! Je pense que je vais finalement limiter mes déplacements pour calmer ma mère. En attendant, je grandirai au plus vite pour apprendre à manier un pistolet, devenir important et accéder enfin à tous les droits. Non seulement je ne serai plus un enfant, mais je serai aussi quelqu’un d’important. Je trônerai, triomphant, pistolet à la main, en haut de la chaîne des Humains au Liban !

Habib Tawk est en classe de seconde à N-D de Jamhour

(Source : https://www.lorientlejour.com/article/1144366/quand-je-serai-grand-je-se...)