Nous du Collège n°271, juillet 2009

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« Je suis le pèlerin d'aujourd'hui, peu importe où je vais »
Éditorial du Nous du Collège n°271, juillet 2009

Salim Daccache, s.j.
Recteur

 

Nous 271

La métaphore du pèlerin
Cette phrase, tirée de l'autobiographie de Saint Ignace de Loyola, fondateur de la Compagnie de Jésus, m'a toujours attiré, interrogé. Aujourd'hui plus qu'hier, sans doute demain plus qu'aujourd'hui. Mon expérience des années passées, je la qualifie volontiers par cette métaphore de pèlerin, dans la multitude de ses significations, loin d'être évidemment un idéal. Un pèlerin, en fin de voyage, est quelqu'un qui refait dans sa tête l'histoire de sa vie, dans ses réalités les plus heureuses comme les plus sombres.

Se confronter à soi-même
Être pèlerin, c'est être un homme qui avance vers une terre étrangère ; c'est perdre le contact avec les supports habituels de l'existence qu'on avait réussi à construire, dans la patience de tous les jours. Être pèlerin, c'est aller loin pour vivre dans un lieu différent des autres, un lieu saint où l'on se confronte à soi-même plutôt qu'à l'autre.

Il y a vingt ans, il a suffi d'une lettre d'un supérieur (en contradiction avec la précédente qui m'envoyait sur une terre plus accueillante) pour que j'atterrisse sur une terre bien étrangère, même si cette terre était la nôtre, celle de la Compagnie de Jésus, celle d'une mission éducative depuis plus d'un siècle, dans un Collège qui s'appelle Notre-Dame de Jamhour. Pour nombre des jeunes jésuites que nous étions, cette terre n'était pas la destination favorite.

Le pèlerin de l'aujourd'hui
Et voici que le pèlerin est devenu assez rapidement celui de l'aujourd'hui. Vivre l'aujourd'hui, c'est être présent, parfois jusque dans les détails ; c'est vivre son sacerdoce et sa vocation jésuite, dans l'esprit de service de toutes et de tous ; c'est vivre un poste à caractère mondain comme un ministère. Vivre comme pèlerin dans l'aujourd'hui, c'est oser se remettre en question, puiser de son cœur et de son corps des gerbes d'énergie pour aider les uns, sans oublier les autres.

L'horizon du pèlerin est constitué de cet enfant et de ce jeune, de ces élèves qu'il s'agit de mener à la réussite de leur vie, chaque année scolaire, jusqu'en Terminale. Ils sont en quelque sorte pareils à une tour qu'il faut atteindre, dans leurs difficultés et leurs désirs. Il faut aller chez eux, là où ils sont, sans se contenter de les attendre d'une manière passive, comme le pacha qui attend ses ouailles.

L'âme du pèlerin, qui recherche toujours plus et toujours mieux, ne peut se satisfaire dans un espace humain et social où il s'agit de s'adapter rapidement, de comprendre les enjeux et les hommes, d'assumer des décisions difficiles à prendre, de gérer des conflits et des problèmes. Pèlerin de l'aujourd'hui, il m'a fallu m'engager dans les chemins où l'on apprend de l'autre et des plus anciens la profession d'éducateur et la grandeur de ce métier. Je garde dans ma mémoire cette phrase prononcée par un éducateur, lors d'un dîner de fête de l'Enseignant : « personne ne naît enseignant, mais il y a eu un jour où ce fut un choix libre ; soyons à la hauteur de cette élection ».

Être pèlerin de l'aujourd'hui, c'est s'engager dans le quotidien pour lui donner sa pleine valeur et faire en sorte que toutes ces générations, sur les bancs de l'école, grandissent et s'épanouissent, en donnant un sens à leur vie scolaire. C'est œuvrer pour que cette vie devienne engagement éclairé, pour que ces jeunes aiment leur Collège au point que leur relation avec lui devienne un sentiment d'appartenance, même si le mot collège rime avec règlement et discipline.

Le pèlerin qui veut le plus grand bien de sa communauté scolaire,  devra, comme s'il visitait un lieu saint avec amour, être à l'écoute de ce qu'il rencontre au quotidien, aimer ce qu'il fait, espérer et espérer encore que ce qu'il vit et la mission pour laquelle il se donne valent la peine d'être vécus, sans retour.

La passion, une qualité essentielle
Un pèlerin ne ferait jamais des milliers de kilomètres pour visiter un lieu saint, s'il n'était pas passionné. Je vous avoue que c'est lorsque j'ai senti qu'il y avait à faire que ma passion a redoublé. La passion fait naître des synergies et constitue une communauté d'acteurs ayant les mêmes visées. Voici le maître mot : en se passionnant pour ce que l'on fait, on communique cette passion aux autres, qui à leur tour, deviennent des passionnés. Une communauté d'éducateurs est avant tout une communauté de passionnés.

La passion, mélange d'amour et de souffrance, est, par excellence, la qualité de celui qui a choisi de cheminer en éducation. Pourtant, au début du chemin, j'envisageais la route comme un fardeau, mais le contact avec les jeunes et la communauté éducative ont transformé mon regard. Les parents qui recherchent le mieux pour leurs enfants stimulent votre énergie ; ils vous poussent à aller plus loin et à constater le caractère sacré de l'éducation. Je confesse qu'au fil des années, être serviteur de l'éducation s'est révélé, au même titre qu'un pèlerin, par une sorte d'excès qui procure la joie au cœur, une forme d'addiction que je devais quelque part maîtriser.

Éduquer, c'est se maîtriser et s'éduquer
J'ai appris que le verbe éduquer ne pouvait se conjuguer sans le verbe se maîtriser et s'éduquer. Ceci permet de mieux voir, de mieux écouter, d'éviter l'arbitraire, les jugements hâtifs, les soupçons mal placés... Saint Ignace nous dit, lui le pèlerin marqué par l'instabilité, que la confiance intelligente en l'autre, en sa parole, est une qualité principale pour la construction d'une vraie communauté humaine et spirituelle. Au cours de la visite du pèlerin à un lieu saint, il y a un moment de vérité et de confession générale des fautes : comment alors ne pas demander le pardon pour toute blessure, incompréhension ou manque de charité ?

L'écoute
Arrivé au lieu saint, le pèlerin parle à son bien-aimé, entend les paroles de son maître et écoute surtout son message. J'ose dire qu'une relation éducative ne peut vraiment avoir lieu et se développer s'il n'y a pas de parole vraie qui se dit et s'il n'y a pas une oreille qui écoute et qui saisit.

Que dire alors des relations entre éducateurs ? Un effort spirituel et pratique est indispensable au développement de cette relation ; tout n'est pas matérialisme - quoique la matière soit essentielle dans notre structure humaine - et les valeurs morales et spirituelles sont ainsi au cœur de toute éducation.

Travailler sur soi-même : une grâce
Le pèlerin est celui qui a accepté de relever un défi, le défi de progresser et de croître, d'attendre la grâce et la nouveauté du jour. Le pèlerin est celui qui accueille la grâce de travailler sur soi-même, comme l'enseignant en formation continue, pour pouvoir aider chaque jeune à travailler sur lui-même, à se découvrir, à repérer ses potentialités les plus cachées dans la patience et l'acceptation de soi-même.

Dans sa démarche, le pèlerin est quelqu'un qui exige de lui-même de ne pas se figer sur la route, il lui faut avancer sans se perdre ; autrement dit, il ne doit pas être prisonnier de ses préjugés qui peuvent parfois être cause de perte.

Le pèlerin : un témoin
Ainsi, le pèlerin est un témoin de ce qu'il a vécu, senti et vu. En témoin, j'ai vécu des moments de désolation, des disparitions inattendues et soudaines de jeunes élèves ou d'amis de la communauté enseignante, l'échec scolaire et le désespoir des parents, des conflits et des émulations irréfléchies pouvant détruire les personnes et parfois même menacer un Collège prisonnier de sa propre image...

Mais combien plus d'heures de consolation ai-je vécues, des élèves vivant le temps scolaire comme une bénédiction et non comme un fardeau, des anciens élèves maîtres d'eux-mêmes et saisissant la vie comme une vocation, un Collège qui se construit humainement et matériellement grâce à l'effort des équipes mises en place au service de tous.

Combien de fois ai-je senti que la responsabilité n'incombait pas uniquement au recteur, aux préfets ou aux jésuites, mais qu'elle était assumée par plusieurs, en professionnels, avec courage et abnégation. Combien de fois ai-je ressenti que le courant passait entre nous, au détour d'une phrase ou d'une anecdote, et que le magis, le mieux, l'excellence, était recherché, car Jamhour ne pouvait que donner une belle image de lui-même, la vraie !

Combien de fois ai-je pris conscience que ce Collège, malgré les différentes appréciations politiques, ne pouvait trahir sa vocation nationale, et qu'il se devait de construire le citoyen libanais de demain, de le former à la convivialité, au sens social, à la vie en commun, au respect de chacun mais en même temps dans la foi en Dieu et en la Parole de Jésus-Christ. Oui, notre Collège a le sens de la fête, de la joie à répandre et de la consolation à communiquer aux cœurs meurtris par l'injustice.

Le pèlerin : un veilleur
Avec le temps, le pèlerin de l'aujourd'hui devient un veilleur de la mission, une mission pareille à une personne chérie qu'il faut protéger... Le pèlerin en a le souci jusqu'à l'angoisse discrète, sachant, en même temps que la Providence veille à travers son regard, sa prière et ses inquiétudes. Reste le souhait que lorsque « l'ombre s'étend sur terre, vois tes enfants.... », c'est Notre-Dame de Jamhour, par la chaîne d'autres responsables en mission, qui continue la veille et continue à donner la bonne Parole.

Je suis venu le temps d'une visite, d'un pèlerinage, pour vivre dans l'aujourd'hui, pour lui et de lui. Dans les difficultés du voyage, c'est la joie d'avoir été éducateur avec vous, éducateurs et élèves, que je retiens et saisis ; « je ne sais où je vais », mais cette joie me guidera dans d'autres stations.